Passaggio et registres de la voix chantée

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Vous ne le savez peut-être pas, mais si vous avez déjà entendu quelqu'un yodler, vous êtes déjà familiers avec la notion de passaggio! Voici des exemples de deux traditions de yodel (allemande et américaine) :

  • Franczl Yang, une yodleuse allemande née en Bavière, qui interprète « Auf Und Auf Voll Lebenlust ».

  • La chanteuse de country américaine Margo Smith qui interprète la chanson « Tennessee Yodel ».

Le terme passaggio, d’origine italienne et signifiant passage ou transition, est le cauchemar de nombreux chanteurs classiques, mais aussi l'outil de prédilection de chanteuses d'inspiration folklorique telles que Dolores O'Riordan, Jewel et Sarah McLachlan. En français, on parle souvent de « cassure » afin de désigner le passaggio. L'un des principaux objectifs de la technique vocale classique est d'adoucir les ruptures entre les différents registres. Ce processus demande de la finesse, de la patience et de la persévérance. Il ne doit pas être précipité, car chanter dans les notes du passaggio pendant de longues périodes peut épuiser mentalement et physiquement même les chanteur.euse.s les plus expérimenté.e.s, entraînant une importante fatigue vocale.

Voici quelques exemples de chanteuses populaires qui chantent à travers leurs « cassures » (ou passaggi), en exploitant les différences timbrales entre la voix de poitrine, plus grave et plus lourde, et la voix de tête, plus aiguë et plus légère. Leur technique est plus proche de la façon dont les yodleurs abordent les passaggi que de la façon dont les chanteur.euse.s classiques le font, mais sachez que les deux techniques peuvent être pratiquées sainement!

  • La chanteuse américaine de folk-pop Jewel yodel ici.

  • L'auteure-compositrice-interprète canadienne Sarah McLachlan interprétant Vox, qui figure sur son premier album. Les sonorités caractéristiques des voix de poitrine et de tête peuvent être entendues clairement, mais sans les ruptures ou les discontinuités caractéristiques du yodel

  • Dolores O'Riordan, avec The Cranberries, interprétant leur chanson rock à succès Zombie, dont le refrain contient les célèbres effets de « cassure » dans la voix de O'Riordan.

Pour comprendre ce qu’est le passaggio, on doit se pencher un peu sur la notion controversée de registres dans la voix chantée. De façon simplifiée, du point de vue de la production vocale, il s’agit d’une transition entre les groupes de muscles qui contrôlent la fréquence fondamentale produite par les plis vocaux. Les plis vocaux (oscillateur) produisent d’abord un bourdonnement, alimenté par le souffle (compresseur) puis amplifié par le conduit vocal (résonateur). Imaginez les plis vocaux comme une bande élastique. Dans leur configuration courte et épaisse, ils produisent des notes graves, et lorsqu'ils sont étirés et fins, ils produisent des notes aiguës. Le registre plus grave est contrôlé par les muscles thyro-aryténoïdiens (TA) et vocaux (ou vocalis), qui constituent essentiellement les plis vocaux eux-mêmes. Ils se raccourcissent en tirant leur extrémité arrière (ancrée aux cartilages aryténoïdes) vers l'avant et en produisant des vibrations plus lentes, ce qui donne des notes plus basses. Pour produire des notes aiguës, les muscles crico-thyroïdiens (CT) inclinent le cartilage thyroïde (à l'avant du cou, où se trouve la proéminence laryngée, souvent désignée par le terme désuet de pomme d'Adam) vers l'avant, tandis que les aryténoïdes (à l'arrière du larynx) restent stables et maintiennent l'arrière des plis vocaux en place. Ce mécanisme étire les plis vocaux vers l'avant, ce qui donne des plis plus longs et plus fins, produisant des vibrations plus rapides et donc des fréquences fondamentales plus élevées. Lorsque le muscle vocal se désengage complètement, on dit que les plis vocaux deviennent moins rigides, ce qui donne une sonorité plus « légère ». Certains chanteur.euse.s et professeur.e.s de chant définissent les différentes parties de la tessiture d’un chanteur ou d’une chanteuse en termes de registres, que l’on distingue selon les mécanismes musculaires impliqués. Le passaggio correspond donc à la transition ou aux notes qui séparent les registres.

 

Figure 1 : Vue des muscles à l’intérieur du larynx qui travaillent de manière antagoniste pour permettre aux chanteur.euse.s de produire des hauteurs de voix de tête et des hauteurs de voix de poitrine. [Source]

 
 

Figure 2 : Action du muscle crico-thyroïdien, qui étire les cordes vocales pour produire des sons plus aigus. [D'après : Doscher, Functional Unity of the Singing Voice, Page 40]

 

Comme la plupart des mécanismes biologiques, celui-ci est assez complexe. Pour compliquer le tout encore davantage, la terminologie des registres eux-mêmes n'est pas universelle. Les chanteur.euse.s, les pédagogues de la voix, les orthophonistes et les scientifiques de différents domaines tels que la médecine et l'acoustique utilisent un langage différent pour désigner la même problématique. Pour un.e professeur.e de chant (d'un certain style), le mot registre peut être étroitement associé à une sensation physique, alors que pour quelqu'un qui étudie le son, il peut faire simplement référence à un phénomène acoustique. Le passage du mécanisme TA au mécanisme CT (ou vice versa) se produit aux alentours du C4/256 Hz (do central) pour la majorité des gens, quels que soient leur sexe et leur type de voix. 

Dans la littérature associée au chant, trois registres sont systématiquement nommés : La voix dite de poitrine (également appelée mode 1), le registre mixte/moyen et la voix dite de tête (également appelée mode 2). Ces registres ont été nommés en fonction de l'endroit où les chanteur.euse.s ressentaient les vibrations de leur corps lorsqu'ils produisaient certaines notes (et non en raison de leurs propriétés acoustiques). Comme les plis vocaux ne se déplacent pas réellement entre la poitrine et la tête, certain.e.s professeur.e.s de chant se sont mis.es à utiliser les termes mode 1 et mode 2 pour désigner les registres principaux, mais beaucoup continuent d'utiliser les anciens termes qui sont familiers pour la plupart des chanteur.euse.s. La voix mixte/moyenne est toujours appelée voix mixte dans la nomenclature plus moderne. La voix de fausset et/ou le flageolet (registre du sifflet) sont deux registres supplémentaires qui se situent au-delà de la voix de tête. Tous les chanteurs ne disposent pas d'un falsetto ou d'un flageolet utilisable. Certains comparent le falsetto à la voix de tête parce que leurs tessitures se chevauchent, mais le falsetto est produit sans impliquer le mécanisme TA, ce qui lui procure un son très léger ou creux, alors que la véritable voix de tête demande un peu d’engagement des muscles TA, lui donnant plus de corps. Certains chanteur.euse.s et professeur.e.s préfèrent ne pas utiliser le terme falsetto, d’abord parce qu’il semble impliquer qu'il y a quelque chose de faux ou d'artificiel dans le son, mais aussi parce qu’il réfère à des associations très genrées (généralement, ce terme ne s'applique qu'aux hommes cis qui chantent dans les aigus). Certains pédagogues de la voix subdivisent le registre médian en bas-médium et haut-médium. Il y aurait également des passaggi entre tous les registres secondaires. Cependant, il faut souligner que tous les expert.e.s ne sont pas d'accord sur le nombre de registres existants, ni sur l'étendue de chacun d’entre eux selon les différents types de voix, ni sur l'existence même des registres, ni sur la nomenclature à utiliser pour parler du phénomène! 

La réflexion récente associée au chant classique a supprimé la plupart des références aux registres (ainsi qu'au placement) dans le langage. Tout devrait être ressenti de la même manière sur toute la tessiture et avoir une qualité timbrale cohérente : lisser les passaggi (et trouver un placement central sans le modifier) est une caractéristique essentielle du style.  En revanche, ce n'est pas le cas dans d'autres styles de chant comme le gospel, le folk ou le yodel. Enfin, toutes les discontinuités dans la voix qui ne se situent pas autour du C4/256 Hz sont parfois appelées ruptures acoustiques (et non musculaires). Par exemple, une soprano peut ressentir une déstabilisation dans la pression sous-glottique autour de G5 (784 Hz). Chanter dans ce registre peut nécessiter quelques ajustements dans la position de la bouche/mâchoire et une modification du flux d'air, mais contrairement à la rupture située autour du C4/256 Hz, celle-ci n'est pas causée par un changement dans le mécanisme musculaire impliqué.

 

Figure 3 : Catégorisation par Richard Miller des registres soprano, mezzo-soprano et contralto. [Tiré de Richard Miller Training Soprano Voices, Page 25]

 

En résumé, le passaggio est une sorte de pont entre les notes graves et les notes aiguës, qui constitue la « cassure» caractéristique du yodel. Il apparaît dû aux différents mécanismes musculaires qui contrôlent la production des fréquences fondamentales hautes et basses. Cette caractéristique acoustique (l’énorme différence entre le timbre des notes graves et aiguës, accompagnée d'une discontinuité souvent audible lorsque le chanteur passe du grave à l'aigu et vice-versa) est un élément essentiel du yodel. Cependant, dans la technique de chant classique, les chanteur.euse.s s'entraînent à éliminer les ruptures audibles et à adoucir la transition entre les notes aiguës et les notes graves, créant ainsi un timbre aussi unifié que possible sur l'ensemble de la tessiture. La notion de registres dans la voix chantée est un sujet controversé. Celle-ci désigne les différentes parties de la tessiture vocale, qui ont été nommées en fonction de l'endroit où les chanteur.euse.s ressentaient les vibrations dans leur corps lorsqu'ils chantaient dans l’ensemble de ces registres. Les trois principales subdivisions de la tessiture sont donc le registre de poitrine (mode 1), la voix mixte/médiane et la voix de tête (mode 2). Notez que la voix mixte n'a pas de nom de mode et qu'elle est toujours appelée mixte dans la nomenclature moderne.

  • Dans ce dernier exemple musical, la mezzo-soprano Joyce DiDonato interprète Una voce poco fa, (Il baribiere di Sivilgia, Rossini) et utilise des transitions douces entre les registres de poitrine et de tête, typiques de la technique vocale classique.

LISTE DE RÉFÉRENCE

  • David, Marilee. The New Voice Pedagogy. Lanham: Scarecrow Press, Inc., 1995.

  • Doscher, Barbara M. The Functional Unity of the Singing Voice, 2nd Edition. Lanham: Scarecrow Press, Inc., 1994.

  • Marcobh1982. (25 September 2010). Jewel - Yodel (live) [Video]. YouTube. https://youtu.be/HqNe5Ugs0Qk

  • Miller, Richard. Training Soprano Voices. New York: Oxford University Press, 2000.

  • Miller, Richard. Solutions for Singers. New York: Oxford University Press, 2004.

  •  Moseswong12. (26 April 2015). Joyce DiDonato Una voce poco fa [Video]. YouTube. https://youtu.be/F0VxUR98uAw?t=282

  • MrGimli2. (Jul 15, 2013). Franzl Lang Yodeling [Video]. YouTube. https://youtu.be/8_UnANdDqJc

  • NEA ZIXNH. (8 February 2014). The Cranberries - Zombie 1999 Live Video [Video]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=8MuhFxaT7zo

  • Samokc61. (10 February 2012). Margo Smith Tennessee Yodel [Video]. YouTube. https://youtu.be/zoVOSXdLssQ

  • Sundberg, Johan. The Science of the Singing Voice. DeKalb: Northern Illinois University Press, 1987.

  • Teachmeanatomy.com: https://teachmeanatomy.info/neck/viscera/larynx/muscles/

  • Titze, Ingo R. Principles of Voice Production. Iowa: National Center for Voice and Speech, 2000.

  • Valeri3505. (6 August 2010). SARAH McLACHLAN ~ VOX(Cdn version).avi [Video]. YouTube. https://youtu.be/9nM_NGOTaCs

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