different forms of phosphorus — Karola Obermüller

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Musique pour cor anglais seul

Première partie

L'album Music for English Horn Alone de Jacqueline Leclair, sorti en octobre 2020, représente une étape importante pour le cor anglais, un instrument polyvalent mais souvent sous-estimé. En particulier, l'album met en valeur la palette timbrale colorée de l'instrument à travers des modes de jeu traditionnels et des techniques étendues. Voici la première partie de deux blogs portant sur des pièces du nouvel album de Leclair : different forms of phosphorus de Karola Obermüller et Música invisible de Cecilia Arditto. Dans ce blog, après avoir présenté l'album de Leclair, j'explore comment, dans different forms of phosphorus, quatre motifs timbraux conduisent le récit musical de fusion et structurent mon expérience de l'organisation de la pièce.

A quoi pensez-vous quand vous pensez au timbre du cor anglais ? Ceux qui connaissent bien ce trésor de la musique l'associeront peut-être à l'un de ses solos orchestraux les plus célèbres, comme l'ouverture du deuxième mouvement de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak ou l'Ouverture du Carnaval romain de Berlioz. Riche, magnifique, mélancolique, triste, chantant, plein d'âme et mélancolique, le cor anglais est le plus souvent à l'honneur dans les mélodies lentes et mélancoliques. (Pour ceux qui ne connaissent pas le cor anglais : il s'agit d'une version plus grande et plus basse du hautbois, ce qui lui confère un timbre unique). 

 

Jacqueline Leclair avec un cor anglais. Source ici

 

Ne vous méprenez pas, j'adore me plonger dans une merveilleuse lamentation pour cor anglais. Mais parce que le cor anglais a été stéréotypé pendant des siècles, peu de gens comprennent son incroyable flexibilité expressive. Cela ne veut pas dire que certain.e.s compositeur.rice.s n'ont pas exploré ses possibilités, ni qu'il.elle.s ne se sont pas retrouvé.e.s dans des contextes atypiques (« Wishful, Sinful » de The Doors, par exemple), mais plutôt que le traitement traditionnel du cor anglais sous-estime sa pluralité timbrale.

 
 

Le nouvel album de Jacqueline Leclair, Music for English Horn Alone, remet en question ce stéréotype réducteur : selon ses propres termes, elle « jette le gant ». L'album comprend de nombreux moments sublimes qui tirent parti de la magnifique sonorité pour laquelle le cor anglais est à juste titre célèbre, mais le cor anglais ne se contente pas de chanter dans cet album : il danse, se trémousse, « groove », se précipite, soupire, s'alarme, rumine, gémit, crie, hurle, tient tête, et bien plus. Le répertoire varié couvert par ce qui pourrait être le premier album solo pour cor anglais sans accompagnement met en évidence l'incroyable polyvalence de l'instrument, y compris—vous l'aurez deviné—sa polyvalence de timbre.

Plusieurs des compositions explorent la palette de couleurs du cor anglais en utilisant presque exclusivement des techniques de jeu traditionnelles—par exemple, en juxtaposant des idées musicales dans le registre aigu plus étriqué, plus énergique et plus brillant, avec le registre grave plus rugueux, plus riche et plus chocolaté. Ces contrastes timbraux et d'autres semblables sont parfois utilisés comme éléments structurants dans la musique. D'autres compositions explorent l'univers sonore des techniques « étendues », où le.la musicien.ne produit des sons de manière non traditionnelle, par exemple en faisant claquer des touches, à l’aide du flatterzunge, ou en parlant dans le cor sans anche. En ce sens, l'ensemble de l'album de Leclair marque un « Moment incroyable du timbre ». Dans la suite de ce blog, nous allons examiner de plus près et écouter la pièce d'Obermüller, different forms of phosphorous.

Motifs

Les motifs sont des idées musicales très brèves que les compositeur.rice.s utilisent souvent pour créer une structure pour les auditeur.rice.s. Le génie d'Obermüller dans different forms of phosphorus vient en partie de sa maîtrise élégante de la narration motivique. Les motifs de cette pièce sont essentiellement timbraux ; ils ont certes un contenu mélodique et rythmique caractéristique, mais leurs caractères distincts émergent de leurs propriétés timbrales—dont certaines sont le résultat de variations de hauteur, d'articulation et de durée. Dans mon analyse de cette œuvre, j'identifie quatre motifs principaux, qui commencent comme des entités distinctes, mais qui se rejoignent tout au long de la pièce, pour culminer dans un flot intégré de multiphoniques qui se répand dans l'éther.

La première section de different forms of phosphorus est dominée par le motif de la pédale, une seule hauteur basse et tenue qui fournit une scène pour l'exploration timbrale par la manipulation de la vitesse et de la largeur du vibrato et du complexe hauteur-timbre à un niveau microtonal.

Cette section comprend également un « pop » occasionnel, une note courte et nette qui sert de ponctuation. L'idée de « pop » se révèle plus tard comme une variété spéciale du motif « goutte à goutte », caractérisé par des articulations nettes et des durées courtes. (Notez que les identités que j'ai données à ces motifs et leurs noms—pédale, goutte à goutte, etc.—ne reflètent pas nécessairement la façon dont la compositrice a conçu la pièce, mais décrivent plutôt comment ma propre compréhension de l'organisation perceptive de la pièce a émergé à l'écoute). 

Le motif le plus mélodique est introduit très tôt (vers 1:40) mais ne s'impose vraiment que dans la seconde moitié de la pièce. J'en suis venu à appeler cette idée le motif de la baleine, car son son solitaire, surtout associé à la réverbération du mixage de l'enregistrement, me rappelle le chant d'une baleine. J'entends deux versions du motif de la baleine : les gémissements de la baleine et les plaintes de la baleine, qui se distinguent principalement par des différences timbrales en fonction de la tessiture—le son des gémissements de la baleine est assez aigu et suppliant, plus étroit et compact, voire perçant par moments, tandis que les plaintes de la baleine, qui exploitent une partie inférieure du registre du cor anglais, offrent plus de résonance et de richesse.

Le motif multiphonique donne de la texture à la pièce. Le nom que je donne au motif n'est pas très créatif. Il fait littéralement référence au type de son produit par la technique étendue appelée « multiphonique ». Sur les instruments à vent qui ne jouent généralement qu'une seule note à la fois, des combinaisons inhabituelles de doigtés peuvent produire des sons contenant plusieurs hauteurs discernables. Cependant, les timbres de ces sons sont très différents du son habituel de l'instrument : ils sont souvent rugueux, granuleux ou durs et contiennent presque toujours de la microtonalité. Dans ce morceau, ils fournissent un contraste critique dans la couleur du son par rapport aux autres idées timbrales. 

Les spectrogrammes permettent de visualiser les timbres. Le temps est noté sur l'axe des x, tandis que la dimension verticale du graphique indique la fréquence. L'intensité de la couleur montre où se concentre l'énergie du son. Vous trouverez ci-dessous des visualisations et des extraits sonores pour chacun des quatre motifs que j'ai décrits.

 
 

Exemples de spectrogrammes des quatre motifs. (cliquez sur les vignettes pour voir le spectrogramme de chaque motif)

La forme de la pièce est glissante : la présentation des matériaux musicaux est évolutive, se métamorphose, se fusionne. Souvent, la fin d'une idée musicale se révèle être le début d'une autre. Il arrive qu'un motif prenne certaines des caractéristiques d'un autre motif. Par conséquent, il existe probablement de nombreuses façons intéressantes de vivre le récit de la pièce. Pour conclure ce blog, je vais partager avec vous la façon dont j'entends l'organisation de la pièce, sur la base des motifs que j'ai décrits ci-dessus. Vous pouvez en voir un aperçu dans un diagramme à la fin du blog.

Forme

Les trois premières minutes de la pièce sont ancrées dans le motif de la pédale. Dans cette section, les « pops » servent de ponctuation, et alors que le motif de la pédale commence son évolution progressive, nous entendons pour la première fois les idées de la baleine et des multiphoniques, mais nous revenons toujours à la pédale. Pendant la minute et demie qui suit, la texture multiphonique domine - nous ne perdons pas les « pops » ou les baleines occasionnelles, mais l'action principale de cette section se déroule à travers l'exploration des multiphoniques, qui sonnent souvent comme des trémolos ou des trilles. La variation des vitesses entre les trémolos détermine le rythme.

Vers 4:20 de la pièce, la première tentative d'intégration des motifs se produit, mais elle est limitée par la temporalité—un motif après l'autre—et finalement infructueuse. La série de phrases qui se déploie à partir de là commence par des pédales, tout comme au début de la pièce. Pourtant, chaque énoncé de pédale tente une évolution différente ; par exemple, la première série d'itérations passe de la pédale aux multiphoniques puis au goutte-à-goutte dans chaque phrase. À partir de 5:50 environ, la tentative d'intégration est dépassée par le chant de la baleine. Bien que le gémissement de la baleine ait été présent tout au long de l'œuvre, le motif n'avait pas encore eu l'occasion de chanter jusqu'à maintenant, où le gémissement de la baleine devient la plainte de la baleine. Les « pops » et les gouttes continuent de ponctuer cette section, et les multiphoniques sont également tissés à travers le chant.

Une interprétation de la forme musicale de different forms of phosphorus, basée sur le contenu timbral-motivique. La tête de flèche dans la section finale indique l'emplacement de la pédale finale, qui propulse la musique dans l'éther.

Une série de trois « pops » clairs, à environ sept minutes et demie, signale le début de la fin. La première tactique consiste à tisser ensemble le goutte à goutte et les idées multiphoniques, qui se juxtaposent de plus en plus rapidement, comme des danseur.euse.s tournoyant.e.s prenant de l'élan. Juste après 8:20, l'intégration finale commence à se produire, d'abord dans une série de vagues qui vont et viennent. Bien qu'un sens de l'alternance temporelle entre les motifs soit encore présent dans les premières vagues—en particulier entre les motifs multiphoniques et les motifs de goutte à goutte—il devient de plus en plus évident que l'unité doit être atteinte timbralement, plutôt que mélodiquement ou temporellement. Le son qui émerge commence à prendre la couleur multiphonique avec l'articulation et le rythme du goutte à goutte, ainsi que le changement de hauteur caractéristique du chant de la baleine et la continuité de la pédale. Chaque vague rassemble de plus en plus ces éléments. Puis, la pédale d'origine revient, claire et résonnante, juste pour quelques secondes, mais avec une détermination marquée. La dernière vague—et l'intégration complète—commence. Après avoir pris son élan, le complexe motivique nouvellement formé s'éloigne en spirale, laissant l'impression que ces processus—et cet élan—perdurent au-delà de notre écoute.

-Lindsey Reymore

Achetez l'album sur le site de New Focus Recordings

 
 

Pour plus de répertoire pour cor anglais, visitez la chaîne Spotify du ressource sur le timbre et l'orchestration.

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