Technologie et Timbre

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Technologie et Timbre
Une auto-ethnographie sur l'influence de l'électronique sur la pratique de l'orchestration en composition

par Jorge Ramos
Écrits sur le timbre et l'orchestration

Version anglaise (originale), publié le 14 Juin 2021 | Version française, publiée le 21 décembre 2022

Le but initial de Moving Sources (2019) était d'ouvrir la voie au développement d'une future œuvre de plus grande envergure - Point of Departure for symphony orchestra - qui serait écrite à l'aide du logiciel d'orchestration assistée par ordinateur Orchidea, récemment lancé[1]. Il s'agit donc d'une « étude » qui a facilité l'expérimentation et l'évaluation des processus assistés par ordinateur.

Comme cette œuvre a été écrite pour un concours de composition, certaines contraintes externes ont défini sa durée et ses forces :

  • La durée de l'œuvre devait être comprise entre 5 et 10 minutes.

  • Elle devait être écrite pour un orchestre classique.

  • Il n'était pas possible d'utiliser un quelconque support électronique.

  • Si elle était sélectionnée, la création aurait lieu au Pavilhão Centro de Portugal à Coimbra, qui est un pavillon très grand et réverbérant (Figure 1).

 

Figure 1 : Photographie de la création, le 24 novembre 2019 au Pavilhão Centro de Portugal à Coimbra, sous la direction de Jan Wierzba. © Orquestra Clássica do Centro.

 

Malgré ces contraintes, les possibilités d'explorer l'influence de la spatialisation et des techniques de mélange de timbres électroniques sur l'orchestration étaient nombreuses. Moving Sources explore la relation entre l'orchestration instrumentale et l'électronique, principalement par le biais de l'analyse spectrale et de techniques de mélange de timbres électroniques telles que le filtrage, la réverbération, la synthèse granulaire, le gel de la hauteur du son, les générateurs d'enveloppes, le bruit, les délais et la spatialisation.

Le processus de composition emprunte aux procédures spectrales traditionnelles, d'où l'utilisation de l'analyse spectrale manuelle telle qu'établie par les compositeurs spectraux tels que Tristan Murail (né en 1947) et Gérard Grisey (1946-1998). Mon point de départ était de traduire le concept de carillon éolien en tant qu'instrument physique et ses propriétés sonores dans le domaine instrumental [2], en l'occurrence l'orchestre classique (Bjørn, 2018). Tout le matériel compositionnel a été extrapolé à partir d'un échantillon audio de carillon éolien qui a ensuite servi de base pour établir une progression harmonique et obtenir la sensation auditive d'une mutation harmonique fluide entre tous les partiels sélectionnés[3]. Pour ce faire, j'ai d'abord effectué une analyse spectrale de l'échantillon audio[4] avec SPEAR v0.8.0 pour macOS[5] afin d'extraire uniquement les partiels harmoniques les plus forts présents dans l'échantillon donné (Figure 2).

 
 

Figure 2 : Analyse spectrale « brute » de l'échantillon initial de carillon éolien dans SPEAR.

Après avoir réduit son contenu spectral aux seuls partiels les plus forts, j'ai ensuite utilisé le même logiciel pour resynthétiser le spectre résultant dans un format audible (Figure 3).

 
 

Figure 3 : Resynthèse spectrale des partiels harmoniques restants dans SPEAR.

Au départ, j'avais seulement l'intention d'extraire des informations sur la hauteur (Figure 4), mais j'ai décidé d'utiliser également le contour mélodique et harmonique arqué de l'évolution dans le temps des partiels harmoniques (abscisse) dans la pièce. Ce processus a été réalisé de manière intuitive sans se limiter à une traduction exacte du résultat de l'analyse. Sinon, le morceau aurait eu la même durée exacte et les mêmes proportions structurelles que le fichier audio donné. Cette approche était essentielle pour prendre en charge le développement du matériel mélodique tout au long de la pièce. Cependant, en ce qui concerne l'aspect conceptuel de cette approche d'orchestration, je l'ai basée sur mon expérience personnelle avec les carillons éoliens.

 

Figure 4 : Résultat final du processus d'analyse spectrale dans SPEAR.

 

Seuls, les carillons éoliens sont des instruments qui jouent par eux-mêmes (avec le stimulus naturel du vent) dans un style ambiant constant et presque génératif. Cette caractéristique a influencé ma pratique de l'orchestration ; je voulais que l'orchestre représente ce mouvement. Pour ce faire, j'ai travaillé avec le son de l'orchestre comme une forme multidimensionnelle et malléable où la source sonore pouvait se déplacer d'un côté à l'autre et d'avant en arrière. Cette expansion de l'orchestration dans le domaine spatial (tout comme dans la musique électronique) est un aspect essentiel de ma recherche. La figure suivante permet d'illustrer l'approche utilisée tant au niveau de la composition que de l'orchestration (Figure 5). Du point de vue de l'orchestration, la caractéristique susmentionnée des carillons éoliens ainsi que l'acoustique de la pièce ont été intuitivement prises en compte au moment de l'orchestration.

 

Figure 5 : Schéma de composition et d'orchestration utilisé pour le développement de Moving Sources.
[Flèches du haut] (Composition) Carillon éolien → Enregistrement → Analyse spectrale (+ correspondance manuelle entre fréquence et hauteur) → Partition.
[Flèches du bas] (Orchestration) Carillons éoliens → Orchestration adaptée au comportement et à l'interactivité du site → Partition.

 

La spatialisation en tant que paramètre de composition et d'orchestration n'est pas nouvelle ; on la retrouve tout au long de l'histoire de la musique folklorique et liturgique. Ce principe a souvent été utilisé dans les compositions polychorales (pour deux chœurs ou plus) par de nombreux compositeurs de la Renaissance tels que Giovanni Gabrieli (1554/57-1612).

En ce qui concerne l'orchestration, j'ai attribué aux cordes la plus grande partie de l’imitation de la réverbération et de l'effet de gel de la hauteur de son que l'on trouve sur l'enregistrement initial des carillons éoliens. En outre, la distinction auditive entre la présence de couches sonores au premier plan et à l'arrière-plan était impossible à obtenir par l'analyse spectrale, car SPEAR n'est pas conscient de la profondeur sonore. Les cordes ont donc joué trois rôles essentiels tout au long de la pièce

  1. En raison de leur qualité sonore semblable à une voix, elles ont agi comme un élément de cohésion entre toutes les différentes sections (cuivres, bois, cordes et percussions). Cela signifie que je pouvais combiner chaque instrument autre que les cordes avec un instrument à cordes afin d'obtenir une sonorité plus homogène, comme on le voit dans les measures 103-112 [basson 1, cor en fa 1, violoncelles]. De plus, l'adoption de techniques telles que les harmoniques, con sordino, sul ponticello, sul tasto, la pression d'archet « bruitée » et la dynamique générale m'ont permis de façonner le timbre résultant d'une manière qui s'apparente à l'utilisation de générateurs d'enveloppe, de générateurs de bruit et de filtres dans la musique électronique.

  2. La disposition des cordes couvrait presque toute la scène (Figure 6), ce qui signifie que j'ai pu déplacer le son dans l'espace au sein du seul groupe de cordes, par exemple en effectuant un fondu enchaîné des violons I (à gauche) aux violons II (à droite). Cela m'a permis de contrôler l'image stéréo de mes décisions d'orchestration tout en contrôlant simultanément la qualité timbrale de la solution d'orchestration choisie. Cette technique a été extrapolée à partir de la tradition de diffusion de haut-parleurs multicanaux avec des outils de spatialisation électroniques et de son impact sur le timbre résultant[6].

  3. Les cordes sont la seule section de l'orchestre qui offre au.à.la compositeur.rice la possibilité d'obtenir un flux sonore constant et ininterrompu pendant une durée considérable (avec l'utilisation de techniques de divisi et d'archet asynchrone).

 

Figure 6 : Disposition des instruments sur la scène

 

Cependant, je me suis rapidement rendu compte que cette approche consistant à se concentrer uniquement sur la section des cordes était trop bidimensionnelle et manquait de perspective de profondeur. J'ai donc considéré les clarinettes comme une extension (ou une autre dimension) de la section des cordes, par opposition aux autres bois, cuivres et percussions, plus différents sur le plan timbral.

Puisqu'elles sont situées plus en arrière au centre de la scène, je pouvais maintenant étendre l'idée initiale de spatialisation stéréo des cordes à un rendu instrumental plus complet d'une configuration électronique multicanaux.

Cette approche m'a permis de passer d'un axe bidimensionnel (gauche ⟷ droite) à un axe multidimensionnel (gauche ⟷ droite et avant ⟷ arrière), comme observé entre les mesures 73 et 77. La trajectoire sonore passe progressivement de l'avant-plan (cordes) à l'arrière-plan (bois), puis se fixe sur la seule section des cuivres, légèrement à gauche de l'image sonore de l'arrière-plan.

De plus, la décision d'utiliser les clarinettes comme section subsidiaire aux cordes était basée sur mon jugement personnel quant à ma perception des similitudes timbrales entre les deux sections. À mon avis, toutes les autres combinaisons entre les cordes et les autres bois, percussions ou cuivres étaient trop facilement reconnaissables en termes de localisation et d'identité timbrale.

De plus, cette utilisation de la spatialisation n'était perceptible que dans les registres moyen-haut et haut (par exemple : violons et trompettes), car les basses fréquences prennent plus de temps et d'espace pour se développer et sont donc plus difficiles à localiser. Par conséquent, la perception de la localisation n'était pas idéale lors de l'utilisation d'instruments à sons graves (par exemple : contrebasses ou bassons).

Naturellement, cet effet de reconnaissance de la source était encore plus évident en raison de la grande réverbération de l'espace, un pavillon. C'était à la fois une contrainte et un atout pour le fondu timbral. Selon mon approche dans chaque section, l'effet de la réverbération était double : une limitation à des combinaisons timbrales spécifiques, si l'on vise à écrire des passages rapides, et un outil pour envelopper le timbre dans un nuage de son (de type « cluster ») comme observé sur les mesures mises en évidence ci-dessous (Figure 7). Sur le plan de la composition, j'ai trouvé que les sections rythmiquement actives étaient trop floues pour présenter un quelconque intérêt en elles-mêmes, mais qu'elles étaient idéales pour masquer (ou brouiller) les sections suivantes.

 

Figure 7 : Mesures 35 à 41 de la section des cordes
[Caméra 2 : 2:04 - 2:24]

 

À l'inverse, certaines décisions d'orchestration ont été prises dans le but de produire un timbre plus perçant, comme la combinaison des cuivres et des cordes en sul ponticello (Figure 8). Le staccatissimo sul ponticello des cordes et la sordine « wah wah » fermée des trompettes produisent un timbre perçant permettant au public de reconnaître immédiatement sa source spatiale exacte. En termes électroniques, ce timbre a été inspiré par le passage d'une sélection d'impulsions générées électroniquement à travers un filtre passe-haut[7].

 

Figure 8 : Mesures 59-64, exemple de combinaison des trompettes et des altos et contrebasses sul ponticello
[Caméra 2 : 3:26 - 3:45]

 

Je n'avais pas l'intention de composer une énième pièce orchestrale au service de l'impressionnante capacité individuelle de chaque instrument. J'ai essayé d'adopter une approche différente de l'orchestration sonore, où les instruments jouent un rôle cible à l'intérieur d'une masse sonore contrôlée. La seule exception se produit à la mesure 93, lorsqu'un violoncelle émerge de la masse sonore des cordes avec une ligne solo, mais même là, elle ne dure que quelques mesures avant de commencer à se dissoudre dans les autres violoncelles, puis dans le reste des cordes. Cette exception était libre de toute contrainte et/ou règle conceptuelle, et ne s'est matérialisée que parce que je voulais inclure un élément étranger à la structure de cette composition musicale.

À mon avis, aborder l'orchestration instrumentale de la même manière que la composition électronique me libère du poids créatif imposé par le contexte historique et traditionnel de chaque instrument d'orchestre et de leurs clichés d'orchestration respectifs (par exemple, l'utilisation d'instruments mélodiques aigus pour les lignes solistes). Je dois également reconnaître que la musique électronique a ses propres pratiques normatives ; cependant, je crois que grâce à des techniques de mélange timbral informées par l'électronique, j'ai pu élargir ma palette timbrale et améliorer l'expérience du public. D'autres exemples simples de ces techniques peuvent être observés sur les Figures 9, 10 et 11 :

 

Figure 9 : Mesures 51-58, exemple dynamique d'un effet de décalage (écho). Le quintuplet entendu pour la première fois dans la clarinette en si bémol est systématiquement retardé d'un temps de décalage par rapport à l'impulsion de déclenchement. Ceci, cependant, est reconnu à la fois comme une répétition dans la composition musicale et comme une texture dans l'orchestration traditionnelle.
[Caméra 2 : 2:57 - 3:26]

 
 

Figure 10 : Mesures 78-87, exemple de « filtrage » du contenu harmonique. L'utilisation de sourdines « wah wah » permet aux musiciens de façonner librement le son émis en modifiant le filtrage des partiels supérieurs. Cela ressemble à un filtre passe-bas[8].
[Caméra 2 : 4:17 - 4:54]

 
 

Figure 11 : Mesures 12-23, exemple d'« inflection de hauteur » chez les violons.
[Caméra 2 : 0:43 - 1:28]

 

En outre, tout en appliquant des processus électroniques simples aux lignes instrumentales (comme dans les exemples ci-dessus), j'ai également commencé à les combiner en des combinaisons plus complexes où plusieurs processus sont utilisés simultanément (Figure 12).Cette approche est étroitement liée à la synthèse modulaire telle qu'elle est pratiquée avec les synthétiseurs modulaires analogiques physiques (Moog, Buchla et autres) et les logiciels de langage de programmation visuelle tels que Max/MSP'74 de Cycling et Reaktor de Native Instruments, entre autres. Dans ces environnements, chaque événement est double : un émetteur de sons et un déclencheur d'événements.

 

Figure 12 : Mesure 59-60. La dernière impulsion des bois inférieurs déclenche une impulsion dans les bois supérieurs. Cette impulsion est progressivement retardée et filtrée, en fondu enchaîné du piccolo au cor anglais.
[Caméra 2 : 3:26 - 3:33]

 

Malgré la sélection et l'application conscientes de la plupart de ces techniques, la plupart de mes décisions ont été conçues de manière intuitive. De plus, ces techniques empruntées à l'électronique ne sont pas nécessairement complètement nouvelles, car elles ont été utilisées par de nombreux compositeurs (tels que Tristan Murail, Luciano Berio, György Ligeti, Edgard Varèse, et d'autres). Malgré tout, il était essentiel de me familiariser avec les processus d'orchestration traditionnels basés sur la musique électronique avant de passer à d'autres systèmes.

Enfin, grâce à ce travail, j'ai pris conscience de l'impact de l'utilisation de logiciels informatiques (analyse spectrale manuelle dans SPEAR) sur ma pratique créative. Par exemple, cela m'a aidé à reconnaître la différence floue entre la composition timbrale et l'orchestration dynamique, un concept clé dans l'orchestration assistée par ordinateur. Par conséquent, cette pièce était une étude qui a permis une exploration initiale des idées, mais qui m'a conduit à identifier un champ d'expérimentation beaucoup plus large pour des travaux futurs, servant d'étape majeure vers l'utilisation de logiciels modernes d'orchestration assistée par ordinateur dans la création de Point of Departure.

Enregistrement

Caméra 1

 
 

Caméra 2

 
 

Remerciements

Merci à Gilbert Nouno, un membre d'ACTOR ainsi que mon superviseur au Royal College of Music.

Bibliographie

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