Seven Beginnings

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Seven Beginnings (2019), pour flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, deux violons, alto et violoncelle, a été composée en tant que livrable de mon postdoc ACTOR. Elle a été créée au Festival de musique de chambre de Bathurst, en 2019 (en raison d'une annulation tardive, le basson a été remplacé par un second violoncelle lors de la première représentation). La pièce s'appuie sur la tendance artistique à transcrire la parole dans la musique récente, en mettant l'accent sur la transcription spectrale et la composition intermodale. Mais loin d'être une étude technique, c'est une pièce très personnelle dont les matériaux et les méthodes sont motivés par des raisons très spécifiques.

Cette pièce commémore la naissance de ma fille Lily, alors je voulais qu'elle soit une sorte d'histoire d'origine. La plupart des histoires d'origine que je connais ont un seul point de départ - « Il était une fois », « Au début » - mais l'expérience de devenir parent m'a rappelé que nos débuts de vie sont en fait marqués par toute une série de commencements. J'ai remarqué que bon nombre de ces débuts impliquent des images sonores, et j'ai décidé de composer une pièce sur sept d'entre elles : 1 : (1) les premières expériences auditives in utero, (2) le moment de la naissance, (3) le premier lien entre le parent et le bébé, (4) les premières explorations vocales du bébé dans le babillage, (5) les premiers mots significatifs, (6) l'apprentissage par le bébé de son propre nom et du sentiment d'identité correspondant, et (7) la capacité à utiliser le langage pour raconter des histoires. Cette progression m'a semblé se prêter à une forme musicale, commençant par un bruit amorphe et évoluant par étapes successives vers une parole pleinement intelligible. J'ai décidé de réaliser ce projet avec un texte projeté et de la musique en direct, de sorte que la musique n'a initialement qu'un lien abstrait ou sémantique avec le texte et adopte progressivement des qualités semblables à celles de la parole au cours de la pièce, pour finalement se fondre dans la parole véridique. Le public lit le texte au fur et à mesure que la musique est jouée et, espérons-le, prend conscience à un moment donné de l'évolution de la relation entre le texte et la musique au fil de la pièce.

Les relations entre la parole et la musique sont fascinantes à l'infini et constituent un terrain bien connu de la recherche et de la composition. Des études telles que Music, Language, and the Brain d'Aniruddh Patel[1] et « The 'Musilanguage' Model of Music Evolution » de Steven Brown[2] établissent une comparaison détaillée entre la parole et le langage en termes de propriétés sonores, de traitement cognitif et d'origines évolutives. Outre les différents types de prosodie, le rap, le spoken word, le récitatif, le parlando et divers autres genres de chant et de récitation qui brouillent les frontières entre la parole et la musique, il existe de nombreux morceaux remarquables de musique contemporaine qui prennent la parole comme matériau de base de diverses manières. Parmi ceux qui m'ont inspiré, citons Different Trains de Steve Reich (1987), qui utilise la transcription mélodique d'échantillons de parole, Speakings de Jonathan Harvey (2007/2008), qui emploie l'orchestration de la parole assistée par ordinateur, et Deus Cantando de Peter Ablinger (2009), qui utilise un mécanisme de jeu de piano sur mesure pour réaliser l'analyse spectrale et la synthèse de la parole. J'ai utilisé des processus basés sur la parole dans plusieurs pièces, notamment dans le cadre de ma collaboration de longue date avec le guitariste Steve Cowan. Nous avons présenté un récital et conférence publique sur notre travail dans le cadre de la série Research Alive à McGill (2017). Seven Beginnings est unique dans mon travail, car elle se concentre sur les relations évolutives entre le texte et la musique. Je ne connais pas non plus de pièces d'autres compositeur.rice.s qui abordent les relations texte-parole de la même manière : si quelqu'un qui lit ceci peut m'indiquer des pièces qui le font, j'aimerais bien en entendre parler !

Dans ce qui suit, j'aborderai brièvement certains aspects textuels, techniques et musicaux de chaque « commencement » ou « Beginning ».

1. Le premier commencement (First Beginning)

The first beginning was noise, and it was as a liquid, suffusing and subsuming, filling every crevice, and of silent space there was none. Given what we now know, we can say with certainty that the noise was not mere chaos: out of its rush and flow would emerge approximate regularities, periodicities, pulses. And while much of how we understand the world was lost therein, the noise was not without comfort. It was not a cold noise, nor was it hard, but it contained within itself the seeds of all things.

Traduction:

Le premier commencement était le bruit, et c'était comme un liquide, suffocant et subsumant, remplissant chaque crevasse, et d'espace silencieux il n'y avait point. Compte tenu de ce que nous savons aujourd'hui, nous pouvons affirmer avec certitude que le bruit n'était pas un simple chaos : de ses vagues et de son flot émergeraient des régularités, des périodicités et des pulsations approximatives. Et si une grande partie de notre compréhension du monde s'y perdait, le bruit n'était pas sans réconfort. Ce n'était pas un bruit froid, ni dur, mais il contenait en lui les germes de toutes choses.

Le sens de l'ouïe est déjà bien développé avant la naissance, et au cours du troisième trimestre, le bébé à naître peut entendre des sons provenant de l'extérieur de l'utérus. J'imagine ces sensations auditives périnatales comme l'entrée perceptive de l'enfant dans le monde. Mon objectif dans le First Beginning était de transmettre cette idée. Un fichier sonore simulant l'expérience auditive in utero a été préparé, combinant des sons biologiques et instrumentaux, avec un filtre passe-bas pour éliminer la plupart des fréquences supérieures à 500 Hz.

Par ailleurs, les interprètes sont invité.e.s à improviser des bruits doux avec leurs instruments, se fondant dans le monde sonore feutré et indistinct.

 

Spectrogramme du fichier sonore du premier commencement (Beginning 1)

 

2. Le deuxième commencement

The second beginning was the cry, scorching and dazzling, slicing and splitting through the noise like a hewing axe, like Moses tearing apart the sea: a reverse tsunami, tide ripped back from the shore in a desperate, gasping instant. Unbearable sharp, spears of fire and ice piercing through pulverized bedrock, the unmoveable shaken from the centre of the universe, time demolishing eternity, free-falling out of the deep, shrieking and screaming into existence on wave after wave of terrifying shock.

Traduction:

Le second commencement fut le cri, écorchant et fulgurant, tranchant et perçant à travers le bruit comme une hache, comme Moïse séparant les eaux : un tsunami inversé, la marée arrachée du rivage en un instant désespéré et époumoné. Une violence insupportable, des lances de feu et de glace transperçant la roche pulvérisée, l'immobile secoué du centre de l'univers, le temps démolissant l'éternité, tombant en chute libre des profondeurs, entrant dans l'existence criant et hurlant à travers vague après vague de chocs terrifiants.

Lorsque le bébé naît et que le liquide s'écoule de ses oreilles, le filtre qui a façonné ses expériences auditives jusqu'à ce moment-là est retiré, et le spectre complet de l'audition humaine lui est offert pour la première fois. Ce phénomène, combiné aux cris et aux pleurs caractéristiques de l'accouchement, a motivé une irruption dramatique dans le registre aigu au début du second commencement. 

 

Premier système du deuxième commencement.

 

3. Le troisième commencement

 The third beginning was the song, the song that soothed the cry. It was a song of love, a love more powerful than pain or terror. It said without words one simple thing, which was the most important thing: you are not alone.

Traduction:

Le troisième commencement fut la chanson, la chanson qui apaisa les pleurs. C'était une chanson d'amour, un amour plus puissant que la douleur ou la terreur. Elle disait sans mots une chose simple, qui était la chose la plus importante : tu n'es pas seul.e.

Chanter est un moyen très important par lequel les parents apaisent et créent un lien avec leurs enfants. Pour moi et ma fille, c'est l'une des toutes premières façons dont nous avons interagi, et le fait que je chante pour l'apaiser a été l'une des premières choses qu'elle a rencontrées après le choc de son entrée dans le monde. Le Third Beginning est très simple musicalement, basé sur une seule triade majeure. Il y a également une partie vocale facultative. Si un.e chanteur.euse est utilisé.e, il est essentiel qu'il.elle ne chante pas dans un style bel canto, mais plutôt qu'il.elle reste simple et doux.ce, improvisant sur les hauteurs d'une berceuse :

 

Notes de la berceuse pour l'improvisation du troisième commencement.

 

4. Le quatrième commencement

The fourth beginning was speech that answered the song. The speech was with the song, and it was in the song, and it was the song, in a different voice and under a different sky. It was the charm of discovery, of spontaneity and chance happenings, a fish discovering water and a bird discovering air. The speech was like quicksilver atoms colliding in the void: chimerical, spontaneous, joyful, curious. It was the first voluntary, the birth of comedy, the haphazard and graceless act that said, endearingly, gutturally: I am here!

Traduction:

Le quatrième commencement était un discours qui répondait au chant. Le discours accompagnait la chanson, et il était la chanson elle-même, avec une autre voix et sous un autre ciel. C'était le charme de la découverte, de la spontanéité et du hasard, un poisson qui découvre l'eau et un oiseau qui découvre l'air. Le discours était comme des atomes de vif-argent qui s'entrechoquent dans le néant : chimérique, spontané, joyeux, curieux. C'était pour la première fois la volonté, la naissance de la comédie, l'acte désordonné et sans grâce qui disait, de façon attachante, gutturale : Je suis là !

Le quatrième commencement marque un passage du passif à l'actif de la part du jeune enfant : alors que les précédents commencements se concentrent sur les sons perçus par lui.elle, celui-ci se concentre sur les sons qu’il.elle produit lui.elle-même. J'ai enregistré diverses vocalisations de ma fille au stade du babillage et en ai fait un assemblage que j'ai ensuite transcrit à l'aide d'AudioSculpt. L'orchestration a été réalisée librement, en associant les instruments aux sons vocaux en fonction de mes intuitions sur ce qui fournirait une imitation convaincante.

 

Spectrogramme des vocalisations bébé

Partition extraite du quatrième commencement, correspondant au spectrographe ci-dessus

 

5. Le cinquième commencement

The fifth beginning was sense, and it drew the particles of speech together. It was meaning that emerged in communion of the meaningless, the significance of insignificant coalescences, the power of emerging symbols, the power of deciphering. Phonemes, syllables, vocables, utterances: once incidental explorations, were now signposts of the real, and of the virtually real. The present became a window to the absent, and everything was forever changed.

Traduction:

Le cinquième commencement était le sens, et il rassembla les particules de la parole. C'est le sens qui émergea de la communion du non sens, la signification des coalescences insignifiantes, le pouvoir des symboles émergents, le pouvoir du déchiffrage. Les phonèmes, les syllabes, les vocables, les énoncés, qui étaient autrefois des explorations accessoires, étaient désormais des indicateurs du réel, et du virtuellement réel. Le présent devint une fenêtre sur l'absent, et tout fut changé à jamais.

Le cinquième commencement est constitué par les premiers mots de l'enfant, qui relient la vocalisation au sens littéral, et c'est donc dans ce commencement que la transcription de la parole commence à jouer un rôle. Je me suis enregistré en train de lire le texte et j'ai transcrit la hauteur fondamentale comme une mélodie dans un instrument tandis que les autres créent un paysage sonore autour d'elle. Le texte est annoté sous la ligne transcrite - dans ce cas, le basson - afin que l'interprète puisse imiter autant que possible la qualité de la parole. L'espoir est que le caractère vocal soit clair mais qu'il ne domine pas encore toute la texture musicale. La gamme et le profil rythmique de la parole sont naturellement très différents de ceux du début précédent, mais l'articulation syllabique peut assurer une certaine continuité entre eux. L'instruction « speech rubato » indique que les rythmes ne doivent pas être réalisés de manière trop mécanique, mais qu'il doit y avoir une subtile poussée et traction du tempo dans leur exécution, comme c'est presque toujours le cas dans la parole naturelle.

 

Extrait de la partition du cinquième commencement

 

6. Le sixième commencement

The sixth beginning was the self, the consequent and antecedent of sense, the crystallization and consecration of the I. Once stated, it was as if it had been said all along, had had to have been, as though nothing could have been prior. The self as epicentre, the measure of all things, the ultimate context, the subject. The self: and with it, the world. The self: henceforth, the baseline condition of all existence, the horizon of memory and comprehension, the starting-point, the arbiter, the origin.

Traduction:

Le sixième commencement était le soi, le conséquent et l'antécédent du sens, la cristallisation et la consécration du moi. Une fois énoncé, c'était comme si cela avait été dit depuis le début, comme si cela aurait dû avoir été, comme si rien n’aurait pu être antérieur. Le moi comme épicentre, la mesure de toute chose, le contexte ultime, le sujet. Le moi : et avec lui, le monde. Le moi : désormais, la condition de base de toute existence, l'horizon de la mémoire et de la compréhension, le point de départ, l'arbitre, l'origine.

L'émergence du sentiment de soi est représentée dans le Sixième commencement par l'unification d'un plus grand nombre d'instruments dans le caractère vocal : la cristallisation d'une voix proéminente à partir d'éléments du monde sonore, de sorte que la voix passe au premier plan de la texture musicale. En plus de noter la fondamentale dans un instrument, d'autres partiels du spectre de la voix sont transcrits dans d'autres instruments, les rassemblant en une gestalt cohérente. Comme on peut le voir dans le spectrogramme ci-dessous, il y a souvent plus de partiels et/ou de composantes de bruit dans le son qu'il n'y a d'instruments dans cet orchestre de chambre, de sorte qu'une transcription complète semblait être un pari perdu d'avance (et aurait de toute façon été impossible, puisque chaque instrument ne produit pas seulement un partiel mais son propre spectre complexe). J'ai donc noté le premier et le deuxième partiels aussi précisément que possible en octaves parallèles entre le basson et le cor, mais la clarinette, le hautbois et la flûte varient dans les positions qui leur sont assignées dans la série harmonique en fonction de la distribution de l'énergie de chaque syllabe. S'il s'agit d'une syllabe « brillante » avec une forte diffusion vers le haut, alors les partiels sont plus espacés, la flûte et le hautbois se trouvant dans leurs registres aigus ; s'il s'agit d'une syllabe « terne » dont la majeure partie de l'énergie se trouve dans la partie inférieure du spectre, alors les partiels sont plus rapprochés et, dans certains cas, la flûte et/ou le hautbois s'effacent. Il en résulte un changement de qualité timbrale entre les syllabes, similaire au changement de structure des formants des différentes voyelles, ce qui donne une représentation assez fidèle de la parole. Il est peu probable que l'analogie avec les voyelles soit suffisamment forte pour qu’un.e auditeur.rice comprenne les mots à partir du seul son musical, mais si le texte est lu en même temps que la musique, l'illusion musique-parole peut être convaincante.

 

Spectrographe du texte parlé du sixième commencement (mm. 80-82)

Extrait de la partition du sixième commencement, correspondant au spectrogramme ci-dessus

 

7. Le septième commencement

The seventh beginning was the story, told by the self to the self, and also to the other, and to many others. The story was abiding sense, composite sense, stability through change, coherence. The story was the coming together of speech and song, the unifying of things, the beauty and narrative and emotive arc of things, purposive order mysteriously appearing upon reflection, the trajectory of the cry and the noise. It was not merely a succession of coincidences: it was rather the silver thread, the choric refrain, the divined wisdom, the moral, the point. It was that which, once recognized, could never be ignored again.

Traduction:

Le septième commencement était l'histoire, racontée par le moi au moi, et aussi à l'autre, et à beaucoup d'autres. L'histoire était le sens permanent, le sens composite, la stabilité à travers le changement, la cohérence. L'histoire était le rassemblement de la parole et du chant, l'unification des choses, la beauté et la narration et la courbe émotionnelle des choses, l'ordre intentionnel apparaissant mystérieusement à la réflexion, la trajectoire du cri et du bruit. Ce n'était pas simplement une succession de coïncidences : c'était plutôt le fil d'argent, le refrain choral, la sagesse divine, la morale, le point. C'était ce qui, une fois reconnu, ne pouvait plus être ignoré.

Le Septième commencement représente un développement cognitif très avancé, dans lequel l'enfant est capable de se situer dans un récit temporel plus large impliquant des souvenirs et des anticipations, et d'articuler cela dans le langage, à travers des histoires. Le processus d'émergence de la composition est mené à son terme dans ce début, culminant dans la parole. Le violoncelle continue à jouer une transcription du texte parlé, et les musicien.ne.s d'instruments à vent récitent le même texte à l'unisson rythmique avec lui. Le texte que le public a lu pendant tout ce temps a maintenant une fonction radicalement différente, confirmant simplement ce qu'il entend plutôt que de fournir un élément multimodal. Cela peut surprendre ou être une conclusion logique, selon le degré de conscience qu'a un.e auditeur.rice de l'évolution de la relation entre le texte et la musique au cours des précédents « Beginnings ».

Les cordes continuent à jouer la texture de type choral qu'elles ont soutenue depuis le cinquième commencement, dans une couche texturale inspirée de The Unanswered Question de Charles Ives. Le contenu tonal de ce choral est tiré de la même berceuse qui a servi de base à l'improvisation vocale optionnelle Third Beginning, transposée, harmonisée, fortement allongée et échelonnée sur plusieurs minutes de musique.

 

Extrait de la partition du septième commencement

 

Enregistrement

Un enregistrement complet de la première représentation de Seven Beginnings, ainsi que des diapositives du texte.


Une deuxième représentation de la pièce, précédée d'une présentation pré-concert.

[1] Patel, Aniruddh D. 2008. Music, Language, and the Brain. Oxford : Oxford University Press.

[2] Brown, Steven. 2000. « The 'Musilanguage' Model of Music Evolution ». Dans Wallin, Nils Lennart, Merker Björn, et Steven Brown, The Origins of Music. Bradford Book. Cambridge, Mass. : MIT Press.

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