Sang, sueur et larmes pour explorer l’orchestre virtuel

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Sang, sueur et larmes pour explorer l’orchestre virtuel

Partie 1. Création d’une orchestration virtuelle à partir d’une partition préexistante.

par Eliazer Kramer
Écrits sur le timbre et l'orchestration

Édition originale : 6 mai 2021 | Publié en français : 24 février 2023

1.   Introduction

J’ai été initié à l’orchestre virtuel dans un cours de composition pour film suivi dans le cadre de ma maîtrise à l’Université de Montréal en 2015. Ma première expérience en a été une de déception et de frustration, car l’utilisation de l’orchestre virtuel avait un impact négatif sur la qualité de mes compositions. De plus, je n’arrivais pas à le faire sonner de manière aussi convaincante que l’orchestre réel. Finalement, la déception a commencé à s’estomper, et la frustration m’a conduit à la question centrale de mon doctorat : peut-on développer l’orchestration virtuelle comme une forme d’art indépendante en développant une esthétique qui lui est propre et unique ?

Pour étudier cette question, je crée des orchestrations virtuelles de pièces que j’ai écrites et enregistrées pour des orchestres acoustique afin de mieux comprendre les forces et les faiblesses de l’orchestre virtuel et je compose des pièces pour l’orchestre virtuel qui mettent en évidence son indépendance vis-à-vis des interprètes humains. Cette entrée TOR décrit ma première tentative de réaliser une orchestration virtuelle à partir d’une de mes compositions, Récitatif, chant et danse. En outre, elle fournit quelques informations sur l’orchestration virtuelle et discute des différents éléments impliqués dans sa création. Plus tard, je poursuivrai avec un article dans lequel je discuterai du processus et du résultat de la composition d’une pièce spécifiquement destinée à l’orchestre virtuel. 

Bien que les orchestrations virtuelles soient abondantes au cinéma et à la télévision, elles ne semblent pas être un sujet souvent étudié dans le milieu universitaire. En ouvrant une fenêtre sur le processus de création d’une orchestration virtuelle, j’espère que le.la lecteur.rice qui n’est pas familièr.e avec cette forme d’art y verra plus clair. Pour l’orchestrateur.rice virtuel.le qui lit ce texte, j’espère qu’il lui rappellera qu’il.elle n’est pas seul.e à souffrir.

2.   L’orchestration virtuelle

L’orchestration virtuelle est la pratique consistant à créer une orchestration ou une composition orchestrale dans une station de travail audio numérique (STAN ou DAW, en anglais) à l’aide d’instruments virtuels ou de bibliothèques d’échantillons. Il convient de noter que cette pratique n’est pas équivalente aux simulations générées automatiquement que l’on trouve dans les logiciels de notation tels que Sibelius, Finale ou Dorico : les orchestrations virtuelles sont créées dans une station de travail audionumérique en travaillant de manière approfondie sur la lecture instrumentale, le rythme et les propriétés spatiales d’un morceau. Ces simulations très réalistes sont souvent utilisées pour proposer des musiques aux réalisateur.rice.s de films avant de procéder aux enregistrements définitifs (Furduj 2019, 2.), mais dans certains cas, lorsque le temps et les contraintes financières ne permettent pas de réaliser un enregistrement, les orchestrations virtuelles servent de produit final (Pejrolo et DeRosa 2017, xvi). Par ailleurs, lorsqu’un enregistrement orchestral complet n’est pas envisageable, les compositeur.rice.s complètent parfois leurs orchestrations virtuelles par des couches de certains instruments enregistrés.

Les sons de l’orchestre virtuel sont générés par des instruments virtuels, qui sont généralement constitués d’enregistrements d’interprètes réels (Morgan 2016, 22) jouant des hauteurs individuelles sur toute la gamme dynamique et chromatique d’un instrument donné (Furduj 2019, 103). Les paramètres des instruments (dynamique, timbre, vibrato, etc.) sont manipulés par le biais de changements de contrôle (CC) MIDI, qui sont généralement affectés à un contrôleur d’automatisation MIDI, tel qu’une molette, un fader ou un contrôleur de souffle (breath controller) (Pejrolo et DeRosa 2017, 7).  

Les instruments virtuels échantillonnés utilisent des couches de vélocité ou dynamiques pour simuler le changement de timbre en fonction du volume auquel une note est jouée. Par exemple, la clarinette de la Vienna Symphonic Library Special Edition Volume 1 contient trois couches de vélocité, ce qui signifie que chaque note a été enregistrée à trois niveaux dynamiques différents, ce qui donne trois timbres différents. Le passage d’une couche de vélocité à une autre semble convaincant lors de l’exécution de courtes articulations, car chaque note est réarticulée avant le changement. Cependant, lors de l’exécution de notes soutenues, la transition d’une couche de vélocité à la suivante peut sembler irréaliste, surtout lorsqu’elle est exposée. Alors qu’avec un instrument réel[1], le timbre d’une note soutenue se développe progressivement en fonction de son volume, les timbres d’une note soutenue sur un instrument échantillonné s’enchaînent sans la même transformation progressive de la couleur. Pour éviter les changements soudains de timbre, on peut augmenter le volume des notes soutenues sans déclencher de changements dans les couches de vélocité. Ceci, bien sûr, ignore les lois de la physique et peut donner un son peu convaincant si l’on ne fait pas preuve de prudence[2].

Une orchestration virtuelle est généralement considérée comme plus réussie si elle fait croire à l’auditeur.rice qu’il.elle entend une performance d’une orchestre acoustique [3] . L’une des rares études sur le réalisme de l’orchestre virtuel conclut que le.la consommateur.rice de musique moyen.ne peut difficilement faire la différence entre les enregistrements réels et les simulations virtuelles du Sacre du printemps de Stravinsky (Kopiez et al. 2016, 1)[4]. Une orchestration virtuelle de haute qualité dépend non seulement des compétences du compositeur en matière de composition et d’orchestration, mais aussi des bibliothèques d’échantillons à sa disposition : un compositeur peut souvent imaginer une musique qui sonnerait de manière convaincante si elle était interprétée par un orchestre réel, mais qui ne le serait pas si elle était exécutée par un orchestre virtuel en raison des « limites techniques de la technologie des instruments virtuels » (Furduj, p. 74, traduction libre). De même, les règles et la logique qui régissent les logiciels peuvent changer la nature de la production d’un.e compositeur.rice en compliquant ou en facilitant certaines tâches compositionnelles (Adenot 2012, 154). Par exemple, si l’on compose dans Cubase, on peut se sentir réticent à écrire des multiplets supérieurs aux triolets, car il n’est pas possible d’ajuster la grille rythmique à leur valeur (voir figure). Enfin, l’absence d’articulations spécifiques dans une bibliothèque d’échantillons limitera ce que l’on peut écrire.

Grille Cubase

“Vous ne pouvez pas écrire pour l'orchestre et ensuite faire des maquettes. Vous devez vraiment écrire pour les limitations des sons que vous avez.”- Christophe Beck, compositeur de films et de télévision (Karlin et Wright, p. 102).

3.   Un art multidisciplinaire

Contrairement à un contexte de création avec orchestre réel, dans lequel le.la chef.fe d’orchestre et les instrumentistes comblent le fossé entre les notes écrites et l’expérience musicale, le contexte d’orchestration virtuelle rend l’orchestrateur.rice responsable de la création du produit final que son public écoutera. Pour ce faire, il.elle doit donc de surcroît devenir la trinité de l’interprète, du.de.la chef.fe d’orchestre et de l’ingénieur.e du son (Furduj 2019, 97).

3.1 Interprète

L’une des raisons pour lesquelles les orchestrations virtuelles de haute qualité? sonnent bien mieux que les simulations générées automatiquement est que l’on peut modifier et contrôler les paramètres de l’instrument, créant ainsi efficacement sa propre performance. Les trois façons les plus courantes d’entrer les notes d’un instrument virtuel dans un DAW sont les suivantes :

1) En les dessinant directement dans l’éditeur MIDI à l’aide de l’outil crayon :

 
 

2) En utilisant un clavier midi en conjonction avec la saisie par étapes :

 
 

3) En enregistrant sa propre performance :

 

La vidéo me montre en train d’interpréter une mélodie tout en contrôlant plusieurs des paramètres de l’instrument avec des contrôleurs MIDI. Le flatterzunge, les sourdines et la nuance sont tous contrôlés en déplaçant les faders, le vibrato en mordant le contrôleur de souffle, et la dynamique/le timbre par une combinaison de débit d’air dans le contrôleur de souffle et de jeu sur le clavier MIDI ; la vitesse à laquelle la touche est frappée modifie le son.

 

Comme les maisons de la fable des trois petits cochons, ces trois méthodes présentent une augmentation progressive de la substance et du savoir-faire. Le dessin avec l’outil crayon, bien que facile, ne permet pas le contrôle simultané de toutes les valeurs CC. La saisie par étapes nécessite des compétences limitées en matière de clavier, mais n’enregistre que les valeurs de vélocité des notes. De plus, elle n’offre pas une lecture dont le rendu sonne humain, car les notes saisies sont automatiquement quantifiées, ce qui résulte en une précision rythmique totale. Enfin, l’enregistrement de sa performance requiert le plus de compétences, mais peut, sans conteste, donner les résultats les plus musicaux et les plus réalistes ; en plus de jouer du piano, il faut manipuler un ou plusieurs contrôleurs CC pour, par exemple, façonner le timbre et la nuance de l’instrument virtuel. Le fait de jouer tout en utilisant ces contrôleurs en temps réel oblige effectivement à apprendre un nouvel instrument. Tout comme un.e pianiste doit s’adapter aux différents pianos sur lesquels il.elle joue, l’orchestrateur.rice virtuel.le doit également s’adapter aux instruments virtuels qu’il.elle utilise[5] .

Ces méthodes ne s’excluent pas mutuellement. En fait, on les utilisera probablement toutes dans un projet donné. Les problèmes de latence découlant des logiciels, du matériel ou des instruments virtuels peuvent amener un.e pianiste virtuose à trouver que des passages qu’il.elle exécuterait autrement avec aisance sur un piano acoustique sont injouables dans une DAW sur un clavier MIDI. Dans ces cas, l’orchestrateur.rice virtuel.le doit saisir la musique en utilisant la saisie par étapes ou l’outil crayon.

3.2 Le.la chef.fe d’orchestre

L’orchestrateur.rice virtuel.le doit sculpter les phrases musicales en travaillant méticuleusement leur équilibre et leur timing. Même si les lignes instrumentales individuelles ont été bien exécutées et programmées, l’orchestrateur.rice peut remarquer qu’elles ne sont pas satisfaisantes dans le contexte de l’ensemble. Comme un.e chef.fe d’orchestre peut le faire lors d’une répétition, l’orchestrateur.rice virtuel.le doit, par exemple, écouter les trompettes seules, confirmer qu’elles sont bien équilibrées avec les autres cuivres, puis les équilibrer avec le reste de l’orchestre. L’orchestrateur.rice virtuel.le doit également modifier le tempo afin qu’il soit suffisamment souple (ou, dans certains cas, suffisamment rigide) pour permettre le phrasé approprié. Contrairement à une performance en direct dans laquelle le.la chef.fe d’orchestre peut plier le tempo à sa volonté, le tempo d’une orchestration virtuelle est fixe. Il y a deux façons d’aborder le tempo dans une orchestration virtuelle :

         1) En jouant librement, en ignorant le tempo du projet.

         2) En jouant avec le métronome et en automatisant ensuite le tempo du projet pour créer le phrasé souhaité.

L’exécution libre permet le même contrôle et la même spontanéité qu’une exécution normale, mais au détriment de la structure formelle d’une pièce ou d’un passage. Par exemple, un ritardando sur trois mesures dans une partition écrite peut équivaloir à un passage de cinq mesures lorsqu’il est exécuté librement dans un DAW. Cette méthode peut être viable lorsque l’activité de l’orchestre est limitée, par exemple dans les passages solos, mais elle devient rapidement impraticable avec des textures composées de plusieurs éléments qui doivent être synchronisés. À l’inverse, l’exécution au tempo du projet permet d’obtenir un espace de travail bien organisé, mais crée un décalage entre l’exécution et le résultat. Le timing est inextricablement lié au phrasé, et si l’on sépare les deux, d’autres aspects de celui-ci, comme le toucher et le ton, seront sans doute affectés.

Bien que certaines circonstances puissent bénéficier de l’une ou l’autre méthode, il serait peu judicieux d’utiliser la première lors de la création d’une orchestration virtuelle à partir d’une partition préexistante définie par une structure temporelle rigide : le sacrifice de la structure du projet créerait trop d’inconvénients pour que les avantages d’une performance libre portent leurs fruits.

3.3 L’ingénieur.e du son

Quelle que soit la qualité d’exécution ou la finesse d’une orchestration virtuelle, elle sera rarement convaincante si elle n’est pas correctement mixée et traitée. En effet, la palette sonore de l’orchestrateur.rice virtuel.le se compose généralement de bibliothèques d’échantillons enregistrés dans différents espaces, dont certains avec réverbération (wet) et d’autres sans (dry). Les instruments virtuels secs manquent de corps et de profondeur, mais ils sont flexibles pour cette raison et peuvent être sculptés pour s’adapter à presque tous les espaces. Les bibliothèques avec réverbération intégrée offrent un réalisme spatial, mais ne se marient pas toujours bien avec d’autres bibliothèques humides.

Le terme « blend » diffère dans l’orchestration virtuelle et dans l’orchestration de l’orchestre acoustique. Dans la musique en direct (live), le blend désigne la mesure dans laquelle les timbres fusionnent et repose sur une variété de facteurs acoustiques (McAdams et Giordano 2016, 5), appelée en français le fondu ; une orchestration adéquate et la capacité des musicien.ne.s à s’ajuster en temps réel. Dans l’orchestration virtuelle, bien que le terme blend puisse également être utilisé pour décrire la fusion timbrale, il désigne plus généralement la création d’une cohésion entre différentes bibliothèques d’échantillons, indépendamment de leur timbre. Par exemple, deux ensembles de violons provenant de différentes bibliothèques d’échantillons et jouant à l’unisson peuvent ne pas se mélanger correctement parce qu’ils ont été enregistrés dans des lieux différents, avec des instruments placés différemment ou avec des configurations de microphones différentes. Pour unifier les bibliothèques d’échantillons, on les envoie généralement dans le même canal de réverbération de salle et on ajuste leurs niveaux d’envoi jusqu’à ce qu’ils aient un son cohérent.

D’autres effets, tels que l’égalisation, la compression et le délai, contribuent également à donner un sens de réalisme et de finition aux instruments virtuels. Il est courant de créer un modèle dans lequel ces effets et le volume des bibliothèques d’échantillons ont été ajustés, ce qui permet de commencer à composer avec un orchestre équilibré et réaliste à portée de main. L’avantage de cette méthode est double : elle permet de gagner du temps et encourage la créativité en supprimant cette étape plus technique du processus dès le début de chaque nouveau projet. L’inconvénient d’un modèle est qu’il peut inciter à composer en utilisant toujours la même palette sonore. 

4. Récitatif, chant et danse

Récitatif, chant et danse est une pièce orchestrale que j’ai composée pour l’atelier de composition orchestrale de l’Orchestre de la Francophonie en 2019. [6] Dans le cadre de l’atelier, j’ai bénéficié de deux répétitions d’une heure et d’une séance d’enregistrement de trente minutes. Ce généreux temps de répétition a fait de Récitatif, chant et danse un candidat idéal pour en faire une orchestration virtuelle : il m’a permis de me familiariser intimement avec l’équilibre et le mélange de la pièce et a donné aux musicien.ne.s suffisamment de pratique pour l’interpréter avec précision. De plus, l’écriture plutôt traditionnelle de Récitatif, chant et danse se prêtait bien, en théorie, au cadre virtuel. L’absence de techniques étendues signifie que la plupart des bibliothèques d’échantillons seraient compatibles avec sa reproduction, et son rythme direct me permettrait de m’enregistrer en train de jouer les différentes lignes instrumentales, créant ainsi une performance plus humaine. Pour être clair, le but de la simulation n’était pas de reproduire la performance de l’enregistrement, en imitant son tempo et son phrasé, mais de proposer ma propre interprétation de la pièce. (PDF de la partition)

L’enregistrement en direct

L’orchestration virtuelle

4.1 Logiciels, matériel et bibliothèques d’échantillons

Voici une liste des logiciels, équipements et instruments virtuels que j’ai utilisés pour l’orchestration virtuelle. En raison du coût de presque tout ce qui concerne l’orchestration virtuelle, j’ai dû utiliser les outils déjà à ma disposition.

Logiciels

  • Cubase 10.5 — une station de travail audio numérique.

  • Vienna Ensemble Pro 6 — un programme utilisé pour héberger des instruments virtuels.

  • East West Space II — un plug-in de réverbération.

Équipement

  • M-Audio Keystation 88es — un clavier MIDI.

  • TEControl USB MIDI Breath and Bite Controller 2 — un contrôleur MIDI qui permet de contrôler les valeurs CC en respirant, en mordant, en inclinant et en hochant la tête.

Virtual Instruments

  • Vienna Symphonic Library Special Edition 1 — instruments à bois, timbales, la plupart des percussions, harpe, cordes solos.

  • Sample Modelling — cuivres.

  • Kontakt Factory Library — glockenspiel, triangle, et woodblocks.

  • Cinematic Studio Strings — ensembles de cordes.

Station de travail

  • Windows 10

  • i9-10850k @ 3.6 ghz

  • 64 Go de mémoire vive

 4.2 Réalisation de la simulation

Pour éviter de paraître mécanique, j’ai exécuté la plupart des lignes instrumentales directement dans mon DAW tout en contrôlant leur timbre avec mon contrôleur de souffle. Après avoir exécuté les lignes, j’ai supprimé toutes les imperfections dans les données CC (mes respirations, par exemple) et ajouté des données CC pour les paramètres que je n’avais pas pu contrôler en temps réel. Les problèmes de latence m’ont obligé à ajuster les positions de départ des notes et les erreurs occasionnelles d’exécution m’ont parfois obligé à ajuster leurs valeurs rythmiques. Les problèmes de latence ont également rendu les passages avec des gestes rapides, comme le point culminant du chant militaire, extrêmement difficiles et inefficaces à exécuter. Pour gagner du temps, j’ai copié et collé les notes MIDI que j’avais importées de Dorico et j’ai appliqué des variations aléatoires à leurs longueurs et leurs positions de départ afin qu’elles ne soient pas jouées avec 100 % de précision rythmique[7]. J’ai été incapable d’exécuter la plupart des parties de cordes legato, car, comme nous l’avons mentionné, CSS contient trois retards différents en fonction de la transition legato qui est déclenchée[8] . Pour remédier à cela, j’ai utilisé le MIDI de Dorico et j’ai ajusté la position de départ des notes en fonction des transitions legato que j’avais choisies. Une fois celles-ci en place, je me suis enregistré en train de manipuler les données CC correspondant au timbre et à la nuance avec mon contrôleur de souffle et ma molette de modulation, respectivement. 

4.3 Obstacles

Malgré les conditions favorables énoncées pour créer l’orchestration virtuelle de Récitatif, chant et danse, j’ai rencontré plusieurs obstacles, souvent dus au manque d’articulations dans mes bibliothèques d’échantillons. Il faut s’attendre à devoir faire des ajustements lorsqu’on traduit quelque chose d’un médium à un autre, mais j’ai été surpris par l’ampleur des compromis que j’ai dû faire. Les paragraphes suivants décrivent les problèmes que j’ai rencontrés et les solutions que j’y ai apportées.

Divisi aux cordes et jeu sur plusieurs cordes.

Bien que le divisi des cordes soit une pratique courante dans l’orchestration en direct, il s’agit d’une commodité qui n’est incluse que dans quelques bibliothèques d’échantillons. Pour simuler le divisi, j’ai dupliqué mes sections de cordes et baissé leur nuance. Bien que cette méthode permette de jouer toutes les notes des sections de divisi, elle n’offre pas un résultat des plus réalistes. Par exemple, CSS contient dix premiers violons, et donc un passage joué divisi a 2 devient deux sections de dix violons jouant, plutôt que deux sections de cinq.

 Les jeux sur plusieurs cordes peuvent être simulés dans une instance du même instrument, mais suivent le même principe que le divisi (les doubles cordes avec CSS se traduisent par deux sections de dix violons jouant chacune une note). Pour simuler des jeux multiples dans lesquels toutes les hauteurs de l’accord ne peuvent pas être attaquées simultanément, je décale les notes appropriées de l’accord et utilise des articulations sforzando et marcato pour créer un effet de type acciaccatura (voir figure). 

 

Écriture de jeu sur cordes multiples dans la partition vs dans Cubase (m. 40, chant militaire)

 

Comparaison des divisi dans l’enregistrement et l’orchestration virtuelle.

Comparaison des jeux sur cordes multiples dans l’enregistrement et l’orchestration virtuelle.

Bois à 2

Comme VSLS1 ne contient qu’un seul exemplaire de chaque bois, tout passage devant être joué à l’unisson par deux instruments identiques (par exemple, les flûtes I et II) déclencherait deux fois le même échantillon et entraînerait une fusion. Pour remédier à cela, j’ai entré les notes du deuxième instrument un ton plus haut et les ai transposées vers le bas d’un ton en utilisant la fonction pitch bend[9] .

Flatterzunge

Pour donner l’impression d’un flatterzunge aux bois [10], j’ai utilisé des articulations rapides de notes répétées. Bien que le timbre des articulations de notes répétées ne ressemble pas le moindrement à celui du flatterzunge, elles fournissent un mouvement qui ajoute à l’intensité des passages dans lesquels le flatterzunge est censé être utilisé. Si le flatterzunge avait été exposé, cela n’aurait pas fonctionné.

Exemples du flatterzunge dans les bois et les cuivres :

Voir les enregistrements des m. 37-43 ci-dessus [enregistrement or simulation].

Glissandi

Dans la composition, des glissandi apparaissent aux trombones, à la harpe et aux cordes. De ces trois, seuls les trombones en contiennent des échantillons. Pour donner l’impression d’un glissando de harpe, j’ai exécuté un glissando en notes blanches sur mon clavier MIDI, puis j’ai modifié les hauteurs pour les adapter à la gamme souhaitée. Bien que cette solution soit loin d’être parfaite, elle a permis de créer le geste de balayage qui caractérise un glissando de harpe. La même chose n’était pas possible pour les glissandi des cordes. Au lieu de cela, j’ai relié les notes de départ et d’arrivée du glissando avec une articulation de portamento. Bien que l’effet du glissando ait été perdu, cela a au moins permis de relier les deux notes par un léger glissando. 

Exemples de glissandi chez les trombones :

Exemples de glissandi à la harpe et aux cordes :

Voir le début des enregistrements des m. 37-43 ci-dessus (cordes seules) [enregistrement ou simulation] [enregistrement ou simulation].

Voir la fin des enregistrements des m. 45-50 de Danse ci-dessus [enregistrement ou simulation] [enregistrement ou simulation].

4.4 Impressions générales

De tous les instruments, ce sont les cordes qui ont posé le plus de problèmes. En général, elles manquent de clarté et de définition et ne contiennent pas une variété d’expression suffisante. J’ai réussi à améliorer leur définition en superposant [11] CSS avec les cordes solo de VSLS1, mais elles laissent encore à désirer. Les mesures 11-14 de la section Récitatif illustrent la différence d’expression entre l’enregistrement et la simulation. Dans l’enregistrement, les cordes progressent graduellement vers une intensité dramatique et une nuance forte ce qui rend le point d’arrivée satisfaisant. En comparaison, la simulation donne l’impression d’être « en noir et blanc », comme si les musicien.ne.s jouaient sans « sentiment », car il n’y a pas la même augmentation d’intensité. Il est difficile de diagnostiquer la cause exacte de ces problèmes, mais il s’agit probablement d’une combinaison d’inexpérience, de l’incapacité à exécuter la plupart des parties de cordes, des limites de mes bibliothèques d’échantillons et des limites de la technologie des instruments virtuels.

Si de nombreux aspects des instruments virtuels sont transférables d’une bibliothèque à l’autre, chaque bibliothèque a ses propres particularités qu’il faut surmonter pour obtenir les meilleurs résultats. De plus, les instruments virtuels doivent souvent être sculptés à l’aide de différentes techniques de traitement audio afin de s’adapter et de bien fonctionner dans une orchestration donnée. Il est vrai que c’est l’aspect de l’orchestration virtuelle avec lequel je suis le moins à l’aise, il est donc plausible que ce domaine reste à améliorer. Par exemple, mes difficultés à régler la réverbération ont donné lieu à un son terne et boueux qui a certainement rendu les cordes moins transparentes. Une autre raison probable est la complexité même des instruments à cordes : la pression de l’archet, la position de l’archet, la vitesse de l’archet et la vitesse du vibrato ne sont que quelques-uns des nombreux éléments qui définissent le timbre et l’expressivité d’un passage de cordes. Bien que certains de ces éléments puissent être manipulés avec des instruments virtuels, il est tout simplement impossible à l’heure actuelle d’en avoir un contrôle réaliste et complet[12].

Bien que la production de sons avec des bois et des cuivres soit également complexe, j’ai été beaucoup plus satisfait des résultats. Cela est presque certainement dû au fait que j’ai joué la plupart des parties. De plus, en utilisant un contrôleur de souffle pour contrôler le timbre, j’ai pu simuler une performance qui reflète partiellement la façon dont les instruments à vent produisent le son. Malgré cela, je me demande si ma satisfaction à l’égard des vents par rapport aux cordes ne vient pas d’un attachement à ma performance plutôt que d’une opinion objective quant à leur qualité de réalisation. Enfin, étant donné que les instruments virtuels à vent que j’ai utilisés ne contiennent que trois couches de vélocité, je reconnais que leur spectre timbral est émacié.

Il était frappant de constater à quel point la qualité de la lecture des instruments individuels différait de celle de l’ensemble. Bien que je me sois efforcé d’obtenir un rendu musical et réaliste pour chaque ligne instrumentale, les instruments virtuels utilisés ne permettaient pas toujours d’obtenir des résultats optimaux. Lorsque j’écoute la harpe virtuelle seule, par exemple, je me mets à douter de l’intégrité du.de.la directeur.rice artistique et je me demande comment le.la harpiste a pu passer le premier tour des auditions. Dans le contexte de l’ensemble de la pièce, cependant, je suis beaucoup plus indulgent.

5. Réflexions finales

La composition de Récitatif, chant et danse a pris un mois, de la première note écrite à la dernière partie imprimée. La création de l’orchestration virtuelle, quant à elle, a pris trois mois. La composition de la pièce a été un processus inspirant et créatif, tandis que sa simulation a été un processus frustrant et technique. Lorsque j’ai terminé la composition, j’étais fier de ce que j’avais accompli et j’avais hâte de l’entendre jouer. À la fin de la simulation, j’étais soulagé, mais déçu qu’elle ne soit pas et ne puisse pas être aussi bonne que l’enregistrement en direct. Comparer ces processus n’est peut-être pas tout à fait juste, car l’un se concentre sur la création et l’autre sur la production. En outre, j’ai beaucoup plus d’expérience en matière de composition que d’orchestration virtuelle et je suis donc naturellement beaucoup plus à l’aise avec cette dernière. Mon intention n’est pas de minimiser les mérites artistiques de l’orchestration virtuelle : c’est une forme d’art qui exige de la musicalité, de la créativité et une quantité incroyable de travail pour réussir. Je tiens cependant à souligner que, malgré tous ses mérites, si elle est utilisée de manière typique, elle restera dans l’ombre de l’orchestre réel. Puisqu’il manque à l’orchestre virtuel ce qui donne vie à l’orchestre réel, on ne peut pas s’attendre à obtenir le même niveau d’expression avec lui. Au lieu de cela, pourquoi ne pas se demander « ce que l’orchestre virtuel peut faire que l’orchestre réel ne peut pas faire » ? Quel genre de textures uniques pourrait-il produire si l’on considérait les imperfections de l’orchestre virtuel comme ses caractéristiques déterminantes ? Plutôt que de considérer comme irréaliste le fait d’augmenter le volume d’une note sans modifier sa couche de vélocité, cela peut-il être la base d’un morceau ? Quel genre de textures nouvelles et intéressantes pourrait-on créer avec des passages injouables ou en redéfinissant la relation entre le timbre et la nuance des notes dans un accord ? Ce sont là des questions qui m’intéressent et des raisons pour lesquelles je pense que l’orchestration virtuelle a le potentiel de devenir une voix à part entière.

Bibliographie     

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