The Colour "Fresh" : Le timbre dans l’Intermezzo no 1 — Yinam Leef
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The Colour "Fresh" : Le timbre dans l’Intermezzo no 1 — Yinam Leef
par Omar Barash
Moments incroyables du timbre | Écrits sur le timbre et l'orchestration
Version anglaise (originale), publié 20 février 2020 | Version française, publiée le 13 février 2024
Écoutons le premier des six Intermezzi pour ensemble du compositeur israélien Yinam Leef :
Il ne fait aucun doute qu’un sentiment de vitalité vous saisit dès les premiers instants de cette miniature. Mais qu’est-ce qui est si captivant dans cet Intermezzo ? De toute évidence, le compositeur concentre notre attention sur une technique d’orchestration très particulière qu’il utilise tout au long de l’œuvre. Néanmoins, nous ne nous en lassons pas : elle reste fraîche longtemps après que nous ayons reconnu cette orchestration particulière comme un élément expressif principal.
Il semble que le timbre du piano soit au premier plan de la texture, tandis que les lignes des autres instruments servent à l’augmenter — c’est-à-dire que la combinaison des lignes sonne principalement comme un piano, mais avec une qualité ajoutée [1]. L’accumulation de ces lignes en un accord provoque le déroulement de ce que Leef appelle un « éventail sonore » (traduction libre), dans lequel le contenu mélodique est aussi le contenu harmonique, révélé progressivement à mesure que la mélodie évolue.
La figure 1 (ci-dessous) montre les trois premiers « éventails » de la pièce. Chaque hauteur augmentée est mise en évidence par une couleur différente, et les couples hauteur-couleur demeurent tout au long de la pièce (par exemple, ré est bleu foncé à la mes. 1 ainsi qu’à la mes. 7).
Nous pouvons constater que la plupart du temps, chaque note de piano est augmentée par au moins deux timbres émergents — c’est-à-dire par des instruments dont le mélange crée un tout nouveau timbre [2]. Nous pouvons également constater que Leef attribue au moins un instrument à vent et un instrument à cordes à chaque augmentation. Ainsi, le timbre émergent est toujours attrayant : il n’est jamais seulement « mince » ou « venteux ». Remarquez également que les hauteurs récurrentes ne sont jamais orchestrées deux fois de la même manière. Cela permet aux notes de sonner fraîches à chaque apparition.
Une autre contribution timbrale à la fraîcheur générale de la pièce est le fait que l’augmentation du piano se développe d’une manière impossible pour le piano seul, avec des crescendo sur des notes uniques et des glissandos. Ainsi, le timbre global sonne comme celui d’un nouvel instrument : il a l’attaque d’un piano, avec une enveloppe sonore impossible et une flexion de la hauteur. L’émergence d’instruments augmentés renforce l’identité ambiguë de ce « piano impossible » : aucune note n’est une combinaison séparable de la « tête » d’un piano et de la « queue » d’une clarinette, mais chaque note est plutôt un « phonème » organique d’un éventail sonore.
Dans certains cas, les phonèmes individuels changent de timbre, car certaines des lignes d’augmentation s’envolent vers d’autres hauteurs, tandis que d’autres lignes prennent leur place. Examinons le ton de sol dièse qui est continuellement présent dans les mes. 3-5. Il commence sur la quatrième croche de la mes. 3 avec le piano, la clarinette et l’alto. Puis, sur la dernière croche de la mesure, l’alto s’envole (remarquez que le son du piano est toujours présent grâce à l’utilisation de la pédale). Alors que le son du piano diminue naturellement, le son de la clarinette augmente, jusqu’à ce que, à la fin de la mes. 4, le piano frappe à nouveau — cette fois augmenté par l’alto et le violoncelle — et bientôt l’alto s’envole à nouveau. Ainsi, le sol dièse est continuellement ravivé, faisant « miroiter » les éventails sonores avec différentes nuances et créant une Klangfarbenmelodie.
Une autre chose intéressante se produit dans cette partie de la pièce au milieu de la mes. 4 : pour la première fois, il y a une déviation ornementale du strict « déploiement de l’éventail », et une ligne mélodique indépendante apparaît à la flûte. C’est un moment fugace, mais significatif. La partie la plus marquante est probablement le la du dernier triolet du deuxième temps, car c’est la seule note de cet ornement qui n’est pas déjà jouée par un autre instrument. Cependant, l’auditeur.rice attentif.ve remarquera que cet ornement est entendu comme un tout — pas tout à fait en surface, cependant, mais plutôt comme un épaississement, ou un relief, des sons déjà présents. Pour le dire plus techniquement, la flûte augmente les sons déjà présents. Vu sous un angle différent, cet ornement est aussi une expression de l’hétérophonie, un type de texture que Leef explore dans une part considérable de son œuvre [3].
Dans ce jeu de couleurs sonores, où les hauteurs sont passées autour du groupe dans une sorte de jeu de balle, chaque joueur.euse donne un timbre unique, difficilement décodable, aux hauteurs qu’il.elle « attrape ». Le jeu est rapide, mais jamais frénétique, ce qui permet aux auditeur.e.s de se laisser aller à l’anticipation et à la surprise de chaque « passe de balle ».
Yinam Leef (né en 1953) est un compositeur israélien et le président de l’Académie de musique et de danse de Jérusalem. Il a étudié avec Mark Kopytman à l’Académie de Jérusalem, avec Luciano Berio à Tanglewood et avec George Crumb, Richard Wernick et George Rochberg à l’Université de Pennsylvanie. Son style peut être décrit comme intégrant des éléments juifs et moyen-orientaux dans un expressionnisme post-sériel. Ses œuvres reflètent une conscience élevée et un traitement minutieux des relations entre l’expressivité des lignes mélodiques, le timbre, l’infrastructure harmonique et la forme globale. L’auteur de cet article a été étudiant du professeur Leef entre 2015 et 2017.
[1]Sandell, Gregory J., « Roles for Spectral Centroid and Other Factors in Determining "" Blended "" Instrument Pairings in Orchestration », Music Perception : An Interdisciplinary Journal 13, no. 2 (1995) : 209-46. https://doi.org/10.2307/40285694.
[2] Ibid.
[3] Pour des exemples plus explicites, voir : Intermezzo no. 4 de ce recueil, T’fila for three violins.