the children of fire come looking for fire — Eric Wubbels
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The children of fire come looking for fire — Eric Wubbels
par Henri Colombat
Moments incroyables du timbre | Écrits sur le timbre et l'orchestration
Version anglaise (originale), publié 1er mai 2020 | Version française, publiée le 7 févriere 2024
Comme indiqué dans les notes de pochette de l’album Duos with Piano Book I d’Eric Wubbels, « ces pièces visent à développer une conception du 21e siècle de la virtuosité d’ensemble (désormais une virtuosité d’écoute, de concentration, de fusion timbrale et de prise de décision collaborative autant que de technique) dans le microcosme du format duo » (traduction libre). « the children of fire come looking for fire » (2012), pour violon et piano préparé, reste fidèle à l’objectif déclaré de Wubbel non seulement dans sa combinaison inventive de gestes similaires dans différents instruments, mais aussi dans son utilisation de ces instruments individuels pour souligner et mettre en avant les qualités timbrales particulières de chacun.
Même les premières mesures de l’œuvre sont remarquables par leur inventivité timbrale : quatre attaques percussives rapides sont jouées par le piano préparé, dont la première est doublée par un pizzicato dans le registre extrêmement aigu du violon, menant à un son « arco-grain » (scratch-tone) de quatre-vingts secondes joué par le violon. Ce son d'arco-grain est exécuté en jouant avec une pression extrême de l’archet, créant beaucoup de distorsion et un son de frottement rugueux. Le compositeur décrit le timbre souhaité dans la partition comme étant « un mi (la note du doigté) métallique, filtré, et complexe, et dont la hauteur n’est généralement pas perceptible » (traduction libre). Il est intéressant de noter que la pression de l’archet du violon sur l’enregistrement réalisé par l’Ensemble Wet Ink est si intense que la hauteur la plus saillante produite par la corde à vide est en fait élevée d’un demi-ton jusqu’à fa. Cette attaque percussive suivie d’un son tenu caractérisé par une rugosité timbrale deviendra une figure récurrente clef au fur et à mesure du déroulement de l’œuvre.
En fait, la fin de la première partie de l’œuvre peut être caractérisée comme une récapitulation en hauteur de cette même figure. Deux mi 5 légèrement différents (l’un naturel et l’autre légèrement bémolisé) sont joués au violon et maintenus pendant une période prolongée, rappelant le son grattant prolongé initial de l’œuvre. Ces deux mi légèrement différents produisent un battement, dont la rugosité peut être comprise comme une transformation timbrale du bruit du son arco-grain initial de l’œuvre sur la même hauteur notée. Comme indiqué dans la partition, le.la violoniste doit contrôler le battement produit par cet unisson désaccordé de façon à ce que le battement qui en résulte se produise en sextolets de doubles croches. Afin de souligner ce phénomène, le piano joue des mi répétés dans la même octave que le violon, à l’unisson rythmique de ses battements. Quelques mesures plus tard, le violoniste reçoit l’ordre d’augmenter le rythme des battements de sextolets de doubles croches à des triples croches, en diminuant légèrement la hauteur du mi déjà abaissé. Ce passage est peut-être l’exemple le plus clair de l’amplification par un instrument des qualités timbrales de l’autre. De plus, c’est un cas intéressant de convergence du rythme — un paramètre musical plus traditionnel — avec le timbre. Le synchronisme rythmique du battement du violon avec le piano sert à augmenter sa saillance et à souligner son éventuelle accélération. Une analyse du spectrogramme de ce passage de battements en sextolets de doubles croches vers un battement de triples croches sur mi 5 est présentée ci-dessous.
Les petites encoches dans la ligne verte la plus basse montrent le battement du son du violon (remarquez leur subséquente augmentation de fréquence vers 10:34) tandis que les pics intermittents répétés (vers 10:28 et 10:40) dépeignent l’accentuation de ce battement par le piano, se produisant proprement à l’intérieur des rivets discutés précédemment. Des exemples de techniques similaires (battements d’ondes rythmés) sont produits par le modulateur en anneau dans Mantra de Karlheinz Stockhausen, les sons différentiels orchestrés dans Partiels de Gérard Grisey, et les progressions soigneusement contrôlées des battements par seconde dans BEAST de James Tenney.
Plusieurs exemples de doublage gestuel, un autre concept important dans cette pièce, sont visibles dans l’extrait de partition suivant provenant de la deuxième partie. Wubbels associe plusieurs sons de violon bruités, voire rugueux, à différents accords et à des montées rapides du piano. Chaque geste joué dans les trois dernières mesures de ce système (entendus dans l’exemple ci-dessous) fait déferler une palette riche et ambiguë entre les timbres qui en résultent, dans lesquels les sons des instruments sont fusionnés pour former un son tout à fait nouveau aux timbres augmentés, dans lesquels le son d’un instrument est embelli par l’autre (Sandell, 1995, 212). Par exemple, les hauteurs discontinues inhérentes à la gamme du piano combinées aux hauteurs hautement continues du glissando du violon dans la mesure finale de cet extrait produisent un geste particulièrement unique. Ici, la percussion du piano sert à texturer la montée énergique du violon, tandis que le violon lisse les intervalles discrets du piano. Comme aucun des deux instruments n’est perceptiblement le plus important et que tous deux apportent une qualité unique au geste qui en résulte, ce duo piano-violon est à peu près aussi proche que possible de la production d’un timbre émergent. D’autre part, le glissando descendant dans les troisième et quatrième mesures de cet extrait est ponctué par un mi bémol 1 bas et résonnant au piano au début, et un do dièse 2 et si 1 à la fin. Alors que le glissando ascendant de la dernière mesure donne un exemple de similitude gestuelle, ici les deux instruments remplissent clairement des fonctions différentes. Le piano articule le début de la descente du violon et accentue le caractère bruité de son atterrissage en exerçant une légère pression sur ses cordes. Cette technique sert à mettre en valeur les partiels supérieurs des cordes du piano, fournissant une connexion saillante aux harmoniques secouées du violon qui suivent : un exemple très inventif d’augmentation timbrale dans le format duo.
Ces gestes ultérieurs servent un objectif similaire à la mise en évidence créée par le battement dans la première partie. La densité du langage harmonique du piano augmente le caractère bruité produit par la pression accrue de l’archet du violon dans ces gestes doublés, tout comme son attaque caractéristiquement articulée souligne la qualité rythmique du battement du violon à la fin de la première partie. L’accentuation ou la quasi-fusion de ces phénomènes timbraux, obtenues par des combinaisons d’éléments contrastés ou des doublages d’éléments similaires, sont caractéristiques de la « virtuosité d’ensemble » recherchée par Wubbels. Si le piano et le violon sont rarement totalement fusionnés, leurs gestes sont regroupés dans la perception de l’auditeur.rice par synchronicité (loi de Gestalt de la proximité) et imitation sonore ou timbrale (loi de Gestalt de la similitude). En manipulant ces paramètres, Wubbels fait fluctuer le degré de cohésion instrumentale et timbrale, ce qui devient un élément clef du discours musical.
par Henri Colombat
Bibliography:
Sandell, Gregory J. « Roles for Spectral Centroid and Other Factors in Determining "Blended" Instrument Pairings in Orchestration ». Music Perception : An Interdisciplinary Journal 13, no. 2 (1995) : 209-46. Consulté le 19 février 2020. doi:10.2307/40285694.
Lien vers l’enregistrement de l’album : https://ericwubbels.bandcamp.com/album/duos-with-piano
Extraits de partition fournis avec la permission du compositeur