Koan — James Tenney

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En 1971, le compositeur américain James Tenney a écrit la pièce pour violon solo Koan dans le cadre de ses Postal Pieces. La partition est entièrement contenue sur une carte postale ne comportant que sept mesures. Un arrangement pour quatuor à cordes de Koan, écrit par Tenney en 1984, conserve la ligne de violon d’origine, mais ajoute un contexte harmonique supplémentaire pour les trois autres instruments.

Tenney fournit l’explication suivante dans ses notes de programme :

« En 1971, j’ai écrit une pièce intitulée Koan pour violon solo qui s’intéressait aux effets perceptifs d’un processus formel absolument linéaire et prévisible — impliquant un trémolo à l’archet progressant à travers une série d’intervalles microtonaux sur des paires de cordes de plus en plus hautes. La partie de premier violon de ce Koan pour quatuor à cordes est essentiellement la même que celle de la pièce précédente, mais ici les autres instruments du quatuor sont utilisés pour fournir un contexte harmonique — et donc une “ signification ” harmonique — pour chacun de ces intervalles microtonaux, dans un système d’accordage selon l’intonation juste qui est assez complexe. Les sonorités qui en résultent peuvent être conçues comme une “ progression d’accords ” complexe sur différentes notes fondamentales. Certaines de ces sonorités seront assez familières à l’oreille occidentale ; d’autres sont plutôt “ exotiques ”. Mais elles sont toutes dérivées par une simple extrapolation des relations harmoniques traditionnelles ».

 Ces relations harmoniques sont composées en fonction des rapports de fréquence ; plus précisément, des rapports de fréquence produisant des sons différentiels. Un son différentiel est un phénomène psychoacoustique dans lequel on perçoit un son qui n’est pas présent à l’origine, et dont la fréquence est ressentie comme la différence de fréquences de deux tonalités existantes. (La classe générale de ces sons est appelée sons résultants, qui a deux sous-classes : les tonalités de différence et les tonalités de somme). Le tableau ci-dessous montre l’utilisation de ce concept sur la forme de la version pour quatuor à cordes (f1 et f2 sont les fréquences des deux tons joués dans la partie de violon d’origine) :

 

Diagramme formel des différences de tonalités utilisées dans l’arrangement de Koan pour quatuor à cordes.

 

Les harmonisations de Tenney représentent une amplification des produits dérivés naturels de l’oreille interne. L’approche de l’instrumentation ajoutée semble similaire à la « synthèse instrumentale » de Gérard Grisey, où ce dernier utilise les partiels de fréquence d’un son source, dérivés d’une analyse acoustique d’un enregistrement, pour générer des hauteurs de son pour l’orchestration. Mais contrairement à Grisey, pour l’instrumentation ajoutée dans la version quatuor à cordes de Koan, Tenney n’utilise pas les composantes spectrales présentes dans le son acoustique d’origine de la partie de violon, telles qu’elles se propagent dans la pièce. Au lieu de cela, il utilise les composantes de fréquence présentes uniquement dans l’oreille de l’auditeur.rice au moment de l’écoute. Cela va au-delà de l’orchestration et la composition reposant principalement sur les propriétés acoustiques d’un son pour inclure plutôt ses propriétés psychoacoustiques.

En développant la ligne de violon de cette manière, Tenney donne un indice des intentions latentes de la pièce d’origine : Koan est un sous-produit artistique des questions de recherche acoustique de Tenney. Ses recherches sur la formation de la Gestalt temporelle, le discours sur la consonance et la dissonance, et son marquant Meta-Hodos, témoignent tous d’un intérêt particulier pour l’expérience phénoménologique de la musique. Si ces sources secondaires ne sont pas explicitement discutées ici, leur existence éclaire néanmoins une lecture analytique de Koan en tant qu’expérience perceptive.

L’utilisation de rapports mathématiques tels qu’on les trouve dans les phénomènes naturels (et l’attribution d’un qualificatif de « contexte » ou de « signification ») constitue la structure de ce drame psychoacoustique. La perception de ces rapports, bien que plausible dans la version solo, est augmentée jusqu’à l’exagération dans la version quatuor, comme pour effacer tout doute sur leur existence. Tenney prend la peine d’identifier ces rapports à chaque mesure dans la partition pour aider les interprètes dans leur intonation :

 

James Tenney, Koan : pour quatuor à cordes (Maryland : Smith Publications, 1986).

 

Les rapports qui comprennent des nombres de faibles proportions — et donc plus de consonance harmonique — sont enfermés dans des cases rectangulaires. Ils correspondent à des moments de douceur timbrale (par opposition à la rugosité), c’est-à-dire au degré d’harmonicité perçue dans un son à la suite d’un battement acoustique. Par ailleurs, ces moments d’harmonicité sont espacés à des intervalles irréguliers. L’expérience perceptive d’approcher et de s’éloigner de ces consonances crée pour l’auditeur.rice une chronologie de sommets ou de creux arbitraires dans la tension spectrale. Pour emprunter un terme de chimie, ces « îlots de stabilité » ne présentent aucune cohérence dans leur espacement ; seules des probabilités générales peuvent être discernées. Malgré cela, ces alignements de rapports harmoniques simples peuvent être prédits dans une certaine mesure par l’auditeur.rice. On pourrait ressentir la convergence de plusieurs instruments vers ces consonances en suivant la progression des motifs de battements qui y mènent. La formulation de l’attente se produit donc à un niveau perceptif immédiat, et non à un niveau cognitif ; les modèles d’harmonicité ne peuvent pas être discernés facilement sur une grande échelle, alors que les résolutions de ces dissonances d’une mesure à l’autre peuvent jusqu’à un certain point être anticipées.

Ce qui prenait initialement la forme d’un phénomène psychoacoustique de sons différentiels, que l’on pouvait entendre comme des éléments spectraux de la pièce d’origine pour violon, se transforme dans la version pour quatuor en un paysage harmonique en constante évolution, où notre perception du timbre immédiat de l’ensemble est notre seul guide dans les moments de tension et de détente.

Nous présentons ci-dessous deux spectrogrammes qui offrent une perspective acoustique pour compléter l’approche perceptive et psychoacoustique adoptée ci-dessus. Au lieu de se concentrer sur l’expérience auditive, ils illustrent la construction mathématique et la beauté de Koan dans ses deux versions. Le spectrogramme de la version quatuor contient le même treillis en forme de diamant que celui de la version originale, avec des branches supplémentaires de ces diamants apparaissant au-dessus et au-dessous (celles-ci représentent les sons différentiels simulés joués par le second violon, l’alto et, plus tard, le violoncelle). La voix la plus grave (le violoncelle) semble descendre brusquement vers la fin de la pièce ; cela peut s’expliquer par la nature logarithmique de la hauteur. Alors que le second violon monte régulièrement, la différence logarithmique des deux hauteurs les plus élevées oblige la ligne du violoncelle à descendre rapidement (l’effet perceptif reste toutefois cohérent avec ce qui précède). La version du quatuor se termine par une coda de 12 mesures sur un accord de mi majeur, d’où les lignes horizontales à la fin du deuxième spectrogramme.

 

Spectrogramme de la version pour alto solo dans son intégralité, telle qu’interprétée par Elisabeth Smalt, que l’on peut écouter ici.

Spectrogramme de la version pour quatuor à cordes dans son intégralité, telle qu’interprétée par le Quatuor Bozzini sur leur album Arbor Vitae de 2008, que l’on peut écouter ici.

 
 

Enfin, un vidéo de l’interprétation de la pièce par le Quatuor Bozzini, enregistrée en direct à Montréal à la Sala Rossa lors du Festival Suoni Per Il Popolo en 2016.

 
 
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