Entrevue avec Charlotte Layec - Verbatim

Entrevue avec Charlotte Layec - Verbatim

EROC – Questions pour les interprètes (phase d’introduction)

Instrumentation : violon, clarinette basse, trombone, vibraphone et petites percussions

L’approche de l’orchestration propre au projet ACTOR peut être résumée comme suit :

« L’orchestration, dans son sens le plus large, peut être définie comme la sélection, la combinaison ainsi que la juxtaposition judicieuse de sons instrumentaux et d’effets sonores en vue de l’atteinte d’un objectif musical. » Dans le contexte de la musique contemporaine, nous nous intéressons à ce que le compositeur John Rea désigne par le terme « orchestration prima facie », c’est-à-dire lorsque l’orchestration et le timbre font partie dès le début des processus conceptuels et compositionnels d’une oeuvre. En gardant à l’esprit que l’objectif général est de faire en sorte que les compositeurs.trices et interprètes soient conscient.e.s des problématiques en lien avec la perception dans la pratique de l’orchestration, le but des questions suivantes est de fournir quelques pistes vous amenant à réfléchir à certains aspects musicaux. Vous êtes libres de choisir de les utiliser ou non dans votre travail créatif. Ces questions vous sont posées dans une optique pédagogique et intellectuelle, mais pas dans le but de vous fournir des « lignes directrices » pour la composition ou l’interprétation dans le cadre de ce séminaire. Si vous le jugez pertinent, n’hésitez pas à donner des exemples spécifiques ou à en faire la démonstration sur votre instrument.

1. Quelles sont les opportunités particulières que vous offre cet ensemble, étant donné votre rôle d’interprète ?

Il y a plusieurs opportunités : au niveau humain, cela permet de rencontrer plusieurs personnes, musiciens ou compositeurs. Au niveau musical, cela permet, au niveau des timbres des instruments du quatuor, je n’ai jamais joué avec un quatuor comme tel. C’est assez riche au niveau des possibilités sonores que l’on peut faire. C’est agréable de jouer de son instrument et de l’entendre, mélangé, marié à d’autres sonorités. C’est assez cool pour moi ! Au niveau de la collaboration avec les compositeurs, cela permet d’être au cœur d’un processus de création et on ne sait jamais trop vers où l’on s’en va, mais il y a un côté où l’on est acteurs de la production sonore et de la création, même si ce n’est pas nous qui allons réfléchir et penser les structures compositionnelles, l’organisation des éléments, des timbres. On est là pour proposer des idées, c’est toujours intéressant de voir ce qui va en sortir, comment on peut interagir avec ce qui sort au fur et à mesure des rencontres. On modèle ça plus ou moins tous ensemble donc c’est toujours intéressant, de mon point de vue.

2. Quels sont les défis spécifiques (techniques, musicaux) que cet ensemble vous présente en tant qu’interprète ? Avez-vous des stratégies en tête pour y faire face ?

Un violon seul, le pauvre, j’aurais tendance à dire qu’on ne va pas beaucoup l’entendre. À côté de ça il y a une clarinette basse, un trombone et des percussions. Je dirais qu’il faut donc lui laisser de la place. C’est aussi un défi à trouver au niveau de la manière d’écrire et de faire sortir certaines spécificités propres au timbre et au spectre du violon et de ses harmoniques. Aussi justement comment combiner des instruments qui sont peut-être plus forts et denses naturellement, comment chercher des choses peut-être un peu plus « fine » ou qui se marient bien avec le violon. Ce que j’aime dans cet ensemble, c’est qu’il y a plusieurs familles d’instruments représentées : les cordes frottées, les percussions, les bois et les cuivres. Je pense que c’est un peu fait exprès, et c’est ça qui est assez cool. Si un instrument de chaque famille est là, comment réussir à marier tout ça ensemble, avec les facilités naturelles qu’un instrument propre a, et ses limites à chacun. Nous sommes tous différents, nous n’avons pas les mêmes données naturelles, et il faut se questionner sur comment jongler avec tout ça, en en ayant conscience.

3. Étant donné le déséquilibre potentiel en termes de puissance et de présence sonores, ainsi que de volume entre les instruments de cet ensemble, comment pensez-vous avoir à ajuster votre jeu instrumental dans ce contexte ? Quelle serait votre approche du jeu avec chacun des trois autres instruments ? Y a-t-il des aspects auxquels vous pensez devoir faire particulièrement attention ?

Déjà, certes nous sommes tous différents au niveau des puissances. Je ne sais pas s’il faut forcément s’adapter. On pourrait faire en sorte de ne pas du tout s’adapter, ce qui pourrait accentuer les déséquilibres et qui pourrait être intéressant. La manière de s’adapter, naturellement serait de se dire « je vais jouer moins fort », mais ce n’est pas tout. Ça dépend du registre du timbre qu’on va chercher. Les graves sont en général moins stridents, moins violents que des aigus, tandis que le violon est plutôt aigu. Ce n’est pas comme si ça avait été une trompette, ça aurait peut-être été un peu plus compliqué. Comment faire pour adapter les différences sonores ? Ça dépend de ce que les compositeurs vont sortir. Si on faisait juste un groupe d’improvisation, ça serait différent, ça serait très cool d’ailleurs. C’est eux qui vont faire cette job-là. On ajustera en fonction du résultat réel de ce qu’ils ont écrit va produire. 

4. Quels sonorités propres à votre instrument pourraient-elles être choisies pour produire une fusion sonore (blend) avec celles des autres instruments de l’ensemble ? Qu’est-ce que vous pourriez faire pour favoriser la fusion timbrale avec les autres instruments ? Êtes-vous en mesure d’imaginer des territoires timbraux communs entre les différents instruments ?

Tous les sons de la clarinette peuvent fusionner. Je joue de la clarinette basse, mais quand je joue de la clarinette basse, je ne joue pas de la clarinette basse. J’essaye de jouer d’autres instruments. Ça sonne comme une clarinette basse, mais je n’essaye pas de faire sonner ça comme une clarinette basse. J’imagine pleins de choses, donc je ne sais pas trop comment répondre. Il y aurait un million de réponses à donner. Par exemple, des sons dans le suraigu pourraient aller avec le violon. Les sons suraigus sont très tendus. En étant dans le suraigu, on pourrait croire une attaque de violon qui tremble. Dans le grave, il y a un côté cuivré, si je joue très fort, un peu comme le trombone. Pour les percussions, peut-être des choses comme ceci (voir la vidéo en exemple). Ça ressemble aussi à de l’eau. J’en aurais un million ! On peut tout faire, surtout avec une clarinette basse.

5. Quelles sonorités propres à votre instrument seraient les plus difficiles à fusionner avec celles des autres instruments de l’ensemble ? Quels seraient les territoires timbraux distinguant chaque instrument des autres ?

Mes réponses ne sont pas la vérité absolue, peut-être que je vais proposer quelque chose alors qu’en fait un violon pourrait faire la même chose. Pour ce qui est mulitphoniques, je pense qu’à la clarinette basse, mis à part le saxophone, c’est un timbre propre à la clarinette. Des choses comme cela (voir vidéo). On a le côté venteux, la note très basse, la fondamentale, et le côté très fragile. Parfois, ça vibre avec d’autres fréquences. Selon moi, ça serait difficile à refaire avec les autres instruments du quatuor ACTOR. Je les mettrais au défi, je pense qu’ils ne peuvent pas le faire. Sinon, des slaps, comme ceci (voir vidéo). Peut-être le trombone pourrait le reproduire, mais je ne suis pas sûre. La clarinette basse est un instrument en forme conique, avec des harmoniques impaires. Je ne connais pas les spécificités des autres instruments, je ne sais pas si c’est possible de faire des harmoniques avec le trombone. Pour le violon, je dirais que c’est assez riche dans les aigus. Le trombone est plus riche dans les graves. Le vibraphone fait sûrement plus de vagues. Je pense que la clarinette a le spectre le plus large, elle peut aller dans les graves, et c’est selon moi l’instrument qui a le plus de partiels.

6. Dans la même lignée, quelles sonorités pourraient permettre des transitions entre le son d’un instrument donné et celui d’un autre, de manière à créer des séquences timbrales qui seraient soit homogènes, soit fragmentées ?

Peut-être dans les débuts et les fins du son, c’est-à-dire comment on attaque ? Est-ce qu’on attaque franchement, ou là on entendrait bien les familles d’instruments, tandis que si on attaque de manière délicate, avec l’air, là on peut mélanger les sons. Les percussions pourraient commencer en étouffant le son petit à petit. C’est en ça que l’on peut fausser la route de l’oreille des auditeurs, ou bien en jouant très fort à l’unisson. Ou en étant hyper juste, tout le monde a la même fréquence, ça peut être intéressant aussi.

7. De quelle manière différents arrangements de sonorités instrumentales (voicings), dans des registres particuliers, avec des techniques de jeu spécifiques et/ou des ajustements timbraux pourraient affecter la tension musicale perçue dans une même sonorité verticale ?

Lorsqu’on met un instrument grave qui joue aigu, même si c’est la tessiture « chill » du violon, ça ne va pas être un accord « chill ». Un instrument grave qui joue aigu, on entend qu’il y a une tension, parce que ce n’est pas fait pour jouer aigu. Même si c’est la même hauteur que le violon, ce n’est pas la même intensité physique que l’on ressent et qu’on donne. L’instrumentiste qui joue un instrument grave « serre les fesses ». Un violon qui joue sa corde la plus grave, ce n’est pas si grave que ça. Ça n’aura pas tout le poids d’un grave comme chez le trombone ou chez la clarinette basse. La notion du grave, d’aigu et de tension est complètement brouillée en fonction de qui joue quoi. Au niveau des techniques de jeu, si je jouais tout le concerto de Mozart en « flatterzung » avec les mêmes notes, ça ne ferait pas le même effet que sans, pourtant ce sont les mêmes notes. Je pense que chaque effet doit avoir une intention, savoir pourquoi on l’utilise. Il ne faut pas mettre des slaps juste pour mettre des slaps sans comprendre l’effet que ça fait, sachant qu’il peut y avoir plusieurs sortes de slaps : des slaps qui vont être violents, des slaps qui sont en fait du détaché sec. Il faut savoir ce que l’on veut entendre. Lorsqu’on dispose un accord d’une certaine manière et qu’on ajoute des modes de jeux, on peut le faire pour tester, expérimenter des affaires, mais chaque chose suscite quelque chose de différent.

8. Attaque-résonance : Dans une situation où les quatre instruments commencent à jouer ensemble, et que vous produisez un son de courte durée, alors que les autres continuent à jouer plus longtemps que vous, quelles sonorités des trois instruments produisant les sons les plus longs pourraient servir d’extensions timbrales ou de résonances du son de votre instrument ? Et de quelle manière votre instrument pourrait-il créer une résonance timbrale des sonorités de chacun des trois autres instruments ?

Un très long decrescendo, pour aller à presque l’infini, mais je ne suis pas certaine de ce que je dis. Si on est quatre et que l’on joue tous une note différente, moyennement fort, et que je m’arrête, ça s’entendra que je m’arrête. Pour continuer mon écho, il faudrait que l’on parte tous sur la même note au début, ou que l’un des trois autres instruments joue la même note que moi. Les gens pourraient se demander « tiens, je crois avoir entendu la clarinette basse », mais il faudrait que la personne soit sur la même hauteur que moi, même si parfois ça pourrait être une distance d’une octave, et encore.

Je peux faire trois exemples, la résonance d’un violon qui joue une note courte, d’un trombone puis d’un vibraphone. (voir exemples en vidéo).

9. Avez-vous en tête des exemples de matériaux très contrastants (en termes de timbre) qui pourraient être utilisés pour opérer une segmentation du discours musical ? Est-ce que certaines combinaisons instrumentales permettant d’atteindre cet objectif vous viennent à l’esprit ? Donnez des exemples de contrastes timbraux à l’intérieur d’un même registre qui pourraient être produits avec votre instrument.

Le côté percussif de la clarinette (voir vidéo), les bruits de clés, le slap, les multiphoniques, le « flatterzung », le « growl », si je ne fais que souffle, si j’enlève le bec de la clarinette… Ces techniques me permettraient de créer un contraste pour segmenter le discours musical.  

10. Comment concevez-vous la nature des interactions entre compositeurs.trices et interprètes ?

Dans ACTOR, on est là en tant que musiciens, interprètes, chercheurs, avec toute une équipe, deux compositeurs avec qui on interagit qui nous proposent des choses en composant pour cet ensemble-là. Nous sommes là en tant qu’interprètes pour leur offrir des choses, ce que l’on sait faire. Ce n’est pas une collaboration, c’est une interaction avec eux, dans le sens ou tout au long de leur processus de création, ils ont cette opportunité de pouvoir venir essayer. Il y a quatre laboratoires de recherche avec nous, essayer des choses, voir ce qui marche, ce qui ne marche pas. Ils sont là pour essayer, nous aussi on est là pour essayer, pour proposer des affaires. Mettons qu’il y ait quelque chose qui sorte, une idée, je pense qu’on pourrait quelque chose, tenter des affaires, dans le but de créer leur pièce. Je pense que c’est une chance parce que ça ne se passe pas tout le temps comme ça, d’avoir ces quatre labos de recherche avec les interprètes. C’est très cool. Après, dans la vie, j’ai eu plusieurs expériences qui me poussent à faire attention maintenant. Je ne sais pas si je veux répondre à cette question parce que mon raisonnement est en train de changer complètement. Il y a l’idéal, puis la réalité. Ce sont deux choses différentes. L’idéal serait d’avoir cette liberté de pouvoir s’exprimer, proposer, créer avec le compositeur qui est là aussi pour s’exprimer, essayer et chercher avec l’interprète. Mais il faut que ça soit un échange tout le temps. Peut-être que tous les interprètes ne sont pas prêts à donner cela. En étant interprètes, nous avons l’habitude de recevoir un matériel, une partition, peut-être avoir un peu discuté pour démystifier, décoder parfois des symboles qu’on ne connaît pas. Avoir le compositeur pour comprendre ces choses, c’est intéressant. Mais en général, on reçoit le papier, on pratique puis on joue la pièce. On a des retours du compositeur qui est là et c’est correct. Je pense qu’il y a une tendance en ce moment à créer beaucoup plus d’interactions avec les interprètes et les compositeurs, mais attention, jusqu’à ou la limite se fait. Un interprète qui donne beaucoup, beaucoup à un compositeur, ça devient délicat de dire que le compositeur est compositeur. Donc il faut faire attention.

11. Comment vous préparez-vous pour ce type de travail de collaboration ? Y a-t-il quelque chose de spécial que vous prévoyez mettre en oeuvre dans ce contexte et/ou avec ce type d’ensemble, en comparaison avec d’autres processus de création qui seraient plus traditionnels ?

Je trouve qu’EROC est très traditionnel. C’est une belle opportunité pour les compositeurs et c’est un superbe cadre. Comment je me prépare ? Je suis ouverte, je propose mais je fais attention à ne pas trop proposer.

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