Entrevue avec Alexandre Ducharme - Verbatim
Entrevue avec Alexandre Ducharme - Verbatim
EROC – Questions pour les interprètes (phase d’introduction)
Instrumentation : violon, clarinette basse, trombone, vibraphone et petites percussions
L’approche de l’orchestration propre au projet ACTOR peut être résumée comme suit :
« L’orchestration, dans son sens le plus large, peut être définie comme la sélection, la combinaison ainsi que la juxtaposition judicieuse de sons instrumentaux et d’effets sonores en vue de l’atteinte d’un objectif musical. » Dans le contexte de la musique contemporaine, nous nous intéressons à ce que le compositeur John Rea désigne par le terme « orchestration prima facie », c’est-à-dire lorsque l’orchestration et le timbre font partie dès le début des processus conceptuels et compositionnels d’une oeuvre. En gardant à l’esprit que l’objectif général est de faire en sorte que les compositeurs.trices et interprètes soient conscient.e.s des problématiques en lien avec la perception dans la pratique de l’orchestration, le but des questions suivantes est de fournir quelques pistes vous amenant à réfléchir à certains aspects musicaux. Vous êtes libres de choisir de les utiliser ou non dans votre travail créatif. Ces questions vous sont posées dans une optique pédagogique et intellectuelle, mais pas dans le but de vous fournir des « lignes directrices » pour la composition ou l’interprétation dans le cadre de ce séminaire. Si vous le jugez pertinent, n’hésitez pas à donner des exemples spécifiques ou à en faire la démonstration sur votre instrument.
1. Quelles sont les opportunités particulières que vous offre cet ensemble, étant donné votre rôle d’interprète ?
Dans ce cas-ci, ayant travaillé pendant quelques années avec l’Ensemble de musique contemporain de l’Université, j’ai quelques années derrière la cravate en termes de formation en musique contemporaine. Le projet ACTOR me permet de poursuivre et d’approfondir d’un point de vue minimaliste, avec très peu d’interprètes, dans un processus créationnel peu orthodoxe. Ça me permet d’approfondir ces connaissances en musique contemporaine et de sortir de ce cadre académique, de jouer une pièce et de la travailler. C’est une autre forme de travail, chose que l’on est peu habitué de faire dans ce cas-ci.
2. Quels sont les défis spécifiques (techniques, musicaux) que cet ensemble vous présente en tant qu’interprète ? Avez-vous des stratégies en tête pour y faire face ?
Le fait que l’ensemble soit imposé. En musique contemporaine ou en musique de chambre, on est habitués à ne pas avoir d’ensemble précis. Dès le départ, sans même que l’on ait l’idée de ce que l’on va jouer, le fait qu’on ait quatre interprètes, ça peut être un défi déstabilisant par moment. Mais il faut le voir comme une opportunité nous permettant de foncer là-dedans. Il s’agit d’être ouvert à tout ce qui est proposé. Sinon, la place que l’on occupe dans l’ensemble, je la vois d’un autre côté, comparativement à des pièces ou parfois il va y avoir des solos, des moments ou les interprètes vont faire un agencement de couleur et de sonorité. Dans ce cas-ci, je vois que chacun des interprètes ont tous leur rôle de soliste et doivent assurer leurs parties. Tout dépendamment de ce que les compositeurs vont créer, je vois ça comme quatre parties qui sont interconnectées entre elles et qui ont chacune leur importance. Pour faire face à ce défi, il s’agit d’assurer sa propre partie lorsque l’on a des interventions, en fonction de ce qui va être créer. Il faut que nous soyons convaincants lorsque nous allons jouer nos parties, afin de s’agencer correctement avec les autres.
3. Étant donné le déséquilibre potentiel en termes de puissance et de présence sonores, ainsi que de volume entre les instruments de cet ensemble, comment pensez-vous avoir à ajuster votre jeu instrumental dans ce contexte ? Quelle serait votre approche du jeu avec chacun des trois autres instruments ? Y a-t-il des aspects auxquels vous pensez devoir faire particulièrement attention ?
Principalement la force de frappe. Par exemple, lorsqu’on frappe sur l’instrument, que ce soit à deux ou quatre baguettes, la force, l’itensité du son, va correspondre à l’amplitude dans le geste que l’on donne. Dans ce cas-ci, avec l’ensemble ACTOR, il est certain que le geste va être adapté selon les couleurs qui vont être explorées, selon les nuances. Si l’on est dans une section d’une pièce très forte, très percussive, c’est certain que mon geste va être très ample et va être en fonction de ce qui va être fait par les autres interprètes. Viens là le choix des baguettes. Dans ce cas-ci, j’ai des baguettes qui sont très dures, donc lorsqu’on va jouer sur les lames du vibraphone, ça va donner un son très métallique et très sec. On peut ajouter un autre défi à surmonter en ajoutant la pédale. Beaucoup, peu de pédales, pour que le son soit peu amplifié, même chose avec le moteur et la rotation des oscillateurs qui permet au son de faire des wah-wah. Plus on le met vite, plus le son va osciller rapidement. C’est un autre paramètre qui est à considérer. Donc l’instrument en tant que tel avec la pédale, le moteur, ensuite pour ce qui est des outils qu’on va utiliser, le choix de baguettes et de l’attaque sur l’instrument.
4. Quels sonorités propres à votre instrument pourraient-elles être choisies pour produire une fusion sonore (blend) avec celles des autres instruments de l’ensemble ? Qu’est-ce que vous pourriez faire pour favoriser la fusion timbrale avec les autres instruments ? Êtes-vous en mesure d’imaginer des territoires timbraux communs entre les différents instruments ?
Je pense avec l’utilisation d’un archet avec le violon. On a sensiblement la même technique de jeu, dans le principe ou le violoniste va être avec un coup d’archet qui est à l’horizontal, tandis qu’au vibraphone, le coup d’archet est vertical. Il s’agit d’aller chercher ce son plein et riche, pour le violon. On peut faire des quarts de ton avec une baguette en plastique avec une autre baguette, qu’on va venir appuyer sur une des lames et qu’on va frotter. (voir exemple vidéo) Selon le registre d’instrument, on va appuyer avec la baguette. Lorsqu’on va frapper, on va obtenir cette inflexion dans le son, qui pourrait aller rechercher le son de la clarinette qui elle peut faire ça avec son anche. Ça donne quelque chose comme ceci. (voir exemple vidéo). Il y beaucoup de possibilités avec ça. Pour ce qui est du trombone, on pourrait peut-être prendre un moteur avec les oscillateurs, et de faire varier la vitesse. Dans ce cas-ci, il n’y a pas de coulisse sur le vibraphone. On pourrait faire des montées chromatiques, avec des jeux de coulisses avec le trombone, des glissandos, avec ou sans la pédale. Avec la clarinette, on pourrait utiliser les sons des clés, et avec les baguettes prendre le bout de baguettes en jouant avec l’autre côté du manche. Avec la percussion, étant donné qu’il y a plusieurs types de baguettes possibles, on pourrait prendre des balais, des baguettes de timbales, c’est vraiment sans limite.
5. Quelles sonorités propres à votre instrument seraient les plus difficiles à fusionner avec celles des autres instruments de l’ensemble ? Quels seraient les territoires timbraux distinguant chaque instrument des autres ?
Dans le cas d’un tromboniste, de faire une imitation, d’aller chercher la sonorité de la coulisse. Ça peut se faire avec un violoniste qui lui va glisser sur les cordes. Avec le vibraphone, on peut s’en rapprocher mais seulement dans une certaine mesure, étant donné que les notes sont fixes, il n’y a pas d’inflexion sur le son. À moins de faire du bending tone, il n’est pas possible de pouvoir faire cette variation si rapide de son qui est très fluide. Sinon, peut-être dans une autre optique, peut-être des sons en pizzicato avec le violon, en jouant rapidement avec les doigts sur le vibraphone.
6. Dans la même lignée, quelles sonorités pourraient permettre des transitions entre le son d’un instrument donné et celui d’un autre, de manière à créer des séquences timbrales qui seraient soit homogènes, soit fragmentées ?
La pédale pourrait garder un bloc sonore qui pourrait se greffer d’autres sons qui amènent, par exemple d’une texture beaucoup plus consistante. Par exemple des sons très longs, avec l’accord qui serait plaqué au vibraphone, et qui tranquillement, lorsque l’accord va se désagréger, nous amènerait d’une texture pleine à quelque chose de vaporeux. L’inverse pourrait se faire aussi. Il est possible de faire plusieurs choses avec cela. Même principe avec le moteur, on passe de quelque chose de très lent vers très rapide, donc dans la vibration sonore, ce type de jeu-là pourrait se faire sur les trois autres instruments sans problèmes. Il s’agit d’avoir quelque chose qui est très long et très soutenu, quelque chose qui pourrait être répétitif sans problèmes. Je pense que cela permet de faire des transitions propres.
7. De quelle manière différents arrangements de sonorités instrumentales (voicings), dans des registres particuliers, avec des techniques de jeu spécifiques et/ou des ajustements timbraux pourraient affecter la tension musicale perçue dans une même sonorité verticale ?
On pourrait partir dans toutes les directions possibles. Il y a plusieurs possibilités. Si on est dans un registre très grave, par exemple. Si on veut quelque chose qui soit fort, doux, lent, rapide, ça pourrait être utilisé en fin de pièce où le vibraphone pourrait être un élément accompagnateur de la clarinette en tremolo, ou que la baguette fasse des pizzicatos. Avec le vibraphone, en perspective avec les autres interprètes, c’est un instrument qui peut être passe-partout. Évidemment on est limités avec le registre de l’instrument qui est un trois octaves. Si l’on veut que par moment ça rejoigne les instruments graves ou aigus, le vibraphone permet de se faufiler en fonction de ce que l’on veut comme texture. Pour revenir à ce que je disais plus tôt, avec la percussion il est possible de pleins de couleurs, de textures. Si le trombone et la clarinette vont imiter des pizzicatos du violon, on pourrait jouer sur les résonateurs du vibraphone, en prenant la baguette et en la frottant contre les résonateurs. C’est sans limites.
8. Attaque-résonance : Dans une situation où les quatre instruments commencent à jouer ensemble, et que vous produisez un son de courte durée, alors que les autres continuent à jouer plus longtemps que vous, quelles sonorités des trois instruments produisant les sons les plus longs pourraient servir d’extensions timbrales ou de résonances du son de votre instrument ? Et de quelle manière votre instrument pourrait-il créer une résonance timbrale des sonorités de chacun des trois autres instruments ?
Ça dépend du registre. Peut-être avec le violon, c’est un son plutôt granuleux, frotté avec un archet. C’est un son que je trouve plus plein avec l’archet, comparativement au souffle de la clarinette, et on a un contrôle beaucoup plus facile que sur une clarinette. Il y a évidemment des clarinettistes qui pourront dire que le contraire est possible, c’est certain, mais de premier instinct, je dirais que le violon serait l’instrument le plus simple pour la première partie de la question.
Dans l’autre cas, avec le trombone, dans le registre grave, et le registre médian pour la clarinette, et le registre aigu pour le violon. Là aussi ça peut être interverti, le trombone pourrait se rendre jusqu’à la moitié du clavier, la clarinette et le violon peuvent s’interchanger. Avec un accord long, des roulements rapides et en continu. Un son long et très plein serait possible et permettrait beaucoup de choses.
9. Avez-vous en tête des exemples de matériaux très contrastants (en termes de timbre) qui pourraient être utilisés pour opérer une segmentation du discours musical ? Est-ce que certaines combinaisons instrumentales permettant d’atteindre cet objectif vous viennent à l’esprit ? Donnez des exemples de contrastes timbraux à l’intérieur d’un même registre qui pourraient être produits avec votre instrument.
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10. Comment concevez-vous la nature des interactions entre compositeurs.trices et interprètes ?
Je suis en train de créer deux pièces que j’ai demandé à deux étudiants de la faculté pour mon récital de fin de maîtrise, et c’est un travail en trois phases. La première phase est un moment d’échange et de discussions avec le compositeur et l’interprète, que le compositeur arrive à se mettre à la place de l’interprète et en prendre le plus possible. C’est une quête d’informations. Après cette période là, dépendamment de si le compositeur a déjà travaillé sur notre instrument ou pas, la quête d’informations peut être un peu plus longue. Chaque instrument a son lot de défis et d’obstacles. La première phase est une exploration pour que le compositeur soit capable de repartir de son côté et être capable de composer avec ce qu’il a cueilli comme information. Ensuite vient un autre processus, les premiers balbutiements, les premières esquisses de la pièce. L’interprète va commencer à jouer avec la matière. Il y a des modifications à faire, des éléments qui sont peut-être moins bien adaptés à l’instrument. Il s’agit de remettre en contexte, de bien comprendre l’instrument. Lorsqu’on a une version consistante, proche de la fin, la troisième phase commence et le compositeur lègue sa pièce dans les mains de l’interprète. C’est à l’interprète de faire le travail de création. C’est une passation de flambeau. L’interprète doit se poser des questions ensuite sur comment jouer la pièce. C’est une relation d’égal à égal, un certain temps c’est le compositeur qui va travailler sur la pièce, puis ensuite l’interprète va arriver à donner naissance à la pièce. Même en mettant des notes sur une partition, tant que ce n’est pas joué, la pièce ne vit pas. L’aboutissement de ce processus serait la performance en concert, que ce soit dans un récital ou simplement jouer cette pièce en solo. Cette dernière phase est l’aboutissement du processus. Remis en parallèle avec le processus ACTOR, quand les compositeurs arrivent avec la pièce et les partitions, ils nous donnent leur progéniture et nous devons la jouer à sa juste valeur. Le compositeur est un détective qui cherche une réponse à son énigme, comme de composer une pièce pour un instrument qu’il n’a peut-être jamais composé. L’interprète est en quelque sorte sa clé, qui va lui permettre de trouver la réponse à son énigme. Lorsqu’on est interprète dans un processus de création, nous sommes des cobayes dans un espèce de laboratoire, sans trop savoir où l’on s’en va, mais on sait que l’on sort avec une pièce qui correspond à ce que chacun, des deux parties, serait satisfait. C’est très gratifiant de jouer la pièce d’un collègue. Souvent nous faisons des créations, mais c’est une personne que l’on connait sans que ça soit un collègue. Pour revenir à mon récital, ce sont deux collègues que j’ai connu par le passé, donc il y a quelque chose d’intéressant, autant pour faire des contacts, mais aussi de sortir du processus en étant satisfait d’avoir travaillé avec certaines personnes. Lorsqu’on remet ça en contexte, dans un même panier, chacun a sa place, mais permet à ce que le projet puisse avancer. L’un ne va pas sans l’autre.
11. Comment vous préparez-vous pour ce type de travail de collaboration ? Y a-t-il quelque chose de spécial que vous prévoyez mettre en oeuvre dans ce contexte et/ou avec ce type d’ensemble, en comparaison avec d’autres processus de création qui seraient plus traditionnels ?
Étant donné qu’on ne sait pas à quoi s’attendre, c’est un peu comme lorsqu’on fait des concours d’orchestre. Il faut être dans un esprit où l’on n’a pas d’attentes particulières, de faire face à tout ce qui va être proposé, de donner son point de vue sur certaines choses, si l’on trouve qu’un élément a besoin d’être retravaillé. Je pars d’une optique ou rien n’est farfelu, tout est possible. Si un compositeur aimerait explorer des sonorités, je suis ouvert à tout ce qu’il va proposer. Je vais lui recommander quel type de baguette utiliser pour tel type de son. Il s’agit d’être au service des compositeurs. Il ne faut pas être dans le principe d’une relation ou le compositeur a entièrement raison. C’est une relation d’égal à égal. Il s’agit d’être à l’affut de ce que le compositeur veut. Si ce qu’on lui propose ne correspond pas à ce qui est recherché, il faut être dans l’optique de toujours être à l’affut de ce qu’on peut leur fournir d’autres dans l’instant pour que cela corresponde à ce qu’ils recherchent. Je trouve que ça correspond complètement à ce que le travail de percussionniste implique, surtout dans un processus de création. Par exemple, en orchestre, le chef d’orchestre cherche une sonorité avec la section de percussions. C’est très court, mais le chef d’orchestre peut demander un certain passage avec une sonorité, et parfois c’est avec un changement de baguettes, ou une façon de jouer, qui doit nous faire rester à l’affût. Il faut se demander ce qu’on veut représenter, créer comme son. Il faut être proactif et réactif, et penser en un temps court, avec notre bagage. Ça fait 13 ans que je fais de la percussion. Je ne dis pas que j’ai tout vu, mais au nombre d’années que j’ai étudié, il y a certaines choses où je peux être à l’aise d’expliquer. Il faut prendre notre expérience et s’en servir dans ce contexte. C’est un effet boule de neige, l’expérience que l’on va appliquer dans ce processus va nous amener de l’expérience. C’est un processus sans fin. Si on se ferme à l’idée de ce qu’un compositeur pourrait nous proposer, sans avoir fait la démarche de tenter ce qui nous est demandé, c’est se cloitrer, se mettre dans une petite boîte. ACTOR nous permet de sortir de cette boîte, où l’on est constamment en tant qu’interprète. Toute personne qui travaille dans le domaine de la musique, au point de vue académique, a des attentes et des exigences attendues envers les étudiants. Nous devons répondre à ces attentes-là. Tandis que dans ACTOR, oui, c’est un séminaire, mais la manière dont le processus est fait est différente de ce qui se fait actuellement. Les questionnements sur la musique, sur comment jouer une pièce, c’est assez enrichissant.