Entrevue avec Joshua Bucchi - Verbatim

Entrevue avec Joshua Bucchi - Verbatim

EROC – Questions pour les compositeurs (phase d’introduction)

Instrumentation : violon, clarinette basse, trombone, vibraphone et petites percussions

L’approche de l’orchestration propre au projet ACTOR peut être résumée comme suit :

« L’orchestration, dans son sens le plus large, peut être définie comme la sélection, la combinaison ainsi que la juxtaposition judicieuse de sons instrumentaux et d’effets sonores en vue de l’atteinte d’un objectif musical. » Dans le contexte de la musique contemporaine, nous nous intéressons à ce que le compositeur John Rea désigne par le terme « orchestration prima facie », c’est-à-dire lorsque l’orchestration et le timbre font partie dès le début des processus conceptuels et compositionnels d’une œuvre. En gardant à l’esprit que l’objectif général est de faire en sorte que les compositeurs.trices et interprètes soient conscient.e.s des problématiques en lien avec la perception dans la pratique de l’orchestration, le but des questions suivantes est de fournir quelques pistes vous amenant à réfléchir à certains aspects musicaux. Vous êtes libres de choisir de les utiliser ou non dans votre travail créatif. Ces questions vous sont posées dans une optique pédagogique et intellectuelle, mais pas dans le but de vous fournir des « lignes directrices » pour la composition ou l’interprétation dans le cadre de ce séminaire. Si vous le jugez pertinent, n’hésitez pas à donner des exemples spécifiques ou à en faire la démonstration sur votre instrument.

1. Le projet ACTOR présuppose que ce qui est généralement appelé « timbre », tel que ce qui est créé et structuré par l’orchestration, peut avoir des fonctions semblables à celles que les structures harmoniques et temporelles ont occupé historiquement. Si vous êtes d’accord avec cette affirmation, proposez une réponse créative en lien avec cette idée, qui s’appliquerait au contexte instrumental du quatuor EROC.

Je dirais comme préambule, et comme j'avais mentionné aussi dans les quelques interventions que j'avais été amené à faire jusqu'ici, que l'orchestration, le travail du timbre, n'est pas une couche supplémentaire mais effectivement une couche structurelle et compositionnelle et qu’on est déjà dans un acte stylistique à ce moment-là, ce qui fait que le son qu'on produit est autant une composante de l'identité de la musique. On a parlé souvent du groupe de rock, de blues, et je trouve que c'est une très bonne analogie. Quand on pense à un groupe, on pense à un son et donc quand ce groupe-là va composer des chansons, le son particulier du groupe va être aussi déterminant que son travail du texte, son travail de la mélodie ou son travail des accords. Je pense que dans le cadre d’ACTOR et de l'ensemble avec lequel on va travailler cette année, évidemment puisqu'il y a eu un effort de penser à un ensemble de musiciens avec des sonorités très hétérogène, de fait on a déjà une identité qui est là, qui est présente. On a déjà un groupe qui n’existe globalement pas dans l’histoire de la musique de chambre ou même de la musique de chambre plus proche de nous, du vingtième siècle. C’est un ensemble qui n’est globalement pas là, s’il est là il y a d’autres choses en plus ou peut-être des choses en moins. Un des aspects qui m’intéresse beaucoup c’est justement celui du son global, du son général de l’ensemble, quand ils jouent ensemble et notamment quand ils jouent ensemble des objets communs. Il y a eu beaucoup de discussions sur ce que chacun peut faire, quels sont les modes de jeu particulier ou propre à chaque instrument, les techniques étendues, c'est forcément quelque chose qui m'intéresse, quelque chose que j'espère exploiter mais avant ça j’ai plus une attirance vers l'idée du son global des objets sonores posés avec tout le monde ensemble, comment est-ce que chacun a un espace qui lui est propre, qui lui est idéal, et comment est-ce que le fait que chacun de ces instruments jouent dans son espace idéal. Quelle couleur est-ce que ça va nous amener ? On a eu déjà quelques exemples intéressants de ça il y a deux jours à l'Université de Montréal où l’on a essayé vraiment des sons en tutti, tout le monde joué ensemble tout le monde jouait la même note, puis on a enlevé un des instruments, puis on en mettait un autre. Tout de suite ça installait des événements sonores très caractéristiques et très forts. Donc ça c'est quelque chose que j'ai envie d'exploiter le plus possible. Aussi dans le sens où le fait que chacun de ces instruments jouent ensemble dans son espace fort, quelle nouvelle structure timbrale générale est-ce que cela va générer ? Ce serait peut-être une des réponses, il y en a probablement d’autres qui vont émerger par la suite.

2. Étant donné la nature hétérogène du quatuor EROC (par rapport à l’homogénéité d’un quatuor à cordes, par exemple), de quelle manière pourriez-vous tirer profit de cette instrumentation et l’utiliser efficacement dans un contexte créatif ?

J'aimerais beaucoup jouer sur une espèce de jeu de dialogues entre ce qui est naturel ou ce qui est confortable pour chacun de ces instruments-là, et ce qui au contraire ne l'est pas. Ce qui est le rôle habituel ou le rôle disons ordinairement attendu d’un de ces instruments-là, ce qu'on lui fait faire d'habitude notamment quand on travaille justement sur la question de l'orchestration et comment on va réfléchir à l'association, les doublures etc… et ce qu'on ne fait pas faire habituellement à ces instruments-là, particulièrement un instrument comme le trombone qui a toute une tradition, une pratique qui très spécifique qui est liée à la manière dont le son est projeté, à la puissance de l'instrument, à sa facture. Il y a des choses qu'on ne lui fait pas faire mais je trouverais ça très intéressant de lui faire faire les choses qu'on ne lui fait pas faire, mais aussi de lui faire faire, dans un esprit de dialogue, ce qu'il fait d'habitude et créer une sorte de dialectique entre ces différents éléments là. J'ai parlé du trombone mais en fait c'est vrai pour tous. Par exemple une chose que l’on a expérimenté rapidement : ça m'intéresse de renverser les rôles et de se dire « d'habitude on va doubler une note à l'octave supérieure avec un instrument plus aigu comme le violon », et bien là c'était l'inverse. On a doublé des sonorités plutôt aigues jouées par le trombone ou par la clarinette basse, qui, dont le nom l'indique, peut aller très haut mais ce n’est pas pour ça qu'on s'en sert en général, on les a placés dans ce rôle là et on a fait les doublures avec deux instruments qui sont plutôt des instruments aigus, médiums aigus, que sont le violon et le vibraphone. Tout de suite, on a eu des couleurs, des espaces différents et pour moi, c'est que l'espace qui se crée, que nous on perçoit en tant qu’auditeur, qui sont créés justement par ces rapports qu’il peut y avoir entre les fréquences, le mode de diffusion, de réflexion, des différentes fréquences, qui vont se faire de fait. Et c'est probablement de là que vient en grande partie notre grande tradition de l'orchestration en essayant d'optimiser notre utilisation de ces interactions fréquentielles là, mais qu'est-ce qu’il se passe quand on vient commencer à justement jouer avec ses habitudes là ? Selon moi une des premières choses que l’on constate, c'est une modification de l'espace sonore. Ça spatialise, donc le timbre c'est de l'espace.

3. Quelles sont les opportunités particulières que vous offre cet ensemble, étant donné votre rôle de compositeur.trice ?

Dans ma pratique, je suis un compositeur mixte de manière prédominante. C'est à dire qu’une prépondérance dans ma production de pièces mixtes avec beaucoup moins de pièces électroacoustiques, et beaucoup moins de pièces instrumentales pures. Donc je suis content déjà, rien que pour ça, même si ça ne va pas forcément aider pour les conclusions qui seront tirées de ces entretiens après, mais de dire que je suis très content d'écrire juste dans un contexte purement instrumental, puisque c'est toujours un autre rapport. Ça enrichit la palette de pratiques que je peux avoir, même si j'ai une tendance à aller dans une direction, mais c'est vrai que je suis toujours content d'avoir plus d'opportunités d'aller dans le domaine instrumental pur ou, à l’inverse, dans le domaine électronique pur. Ça c'est la partie la plus subjective de ma réponse. La partie la plus objective ce serait que d'une part il y a des instruments que je connais bien, par exemple les percussions. J’ai beaucoup écrit pour les percussions, je connais bien les percussions et je suis assez à l'aise avec ça. Il y en a d'autres que je connais moins. Étrangement, le violon, c'est un instrument que j'ai souvent utilisé dans des ensembles plus larges, mais ce qui fait que là, étant le seul instrument à cordes, je suis content parce que je vais pouvoir lui consacrer plus de temps et lui donner plus de choses différentes, variées, à jouer, ça me plaît beaucoup. Ça me plaît aussi dans le sens où ça permet d’aller perturber quelques idées reçues qu’il peut y avoir, justement sur des instruments comme « le trombone c'est très fort » ou « le violon, il en faut plein pour que ça sonne fort » ou « la clarinette, c'est fantomatique ». Toutes ces caricatures ont un fond de vérité, mais c'est une vérité qui n'est que très partielle de la réalité de leur pratique. Et en général, on constate que ces aprioris sont faux. Quand on va regarder dans d'autres musiques que la musique classique ou contemporaine traditionnelle, que l’on va regarder dans d'autres dimensions, dans le monde du jazz, dans le monde des musiques traditionnelles, dans le monde des musiques amplifiées, on constate que finalement, ce n’est pas forcément vrai. La clarinette n'est pas faible dans des ensembles Klezmer à côté d'une trompette. Elle se défend très largement en termes de puissance. Cassons ces à priori sur ce que les uns et les autres peuvent ou ne peuvent pas jouer. Les musiciens passent leur temps à nous prouver que c'est faux et que toute cette tradition de l'orchestration est vraie culturellement, mais pas forcément acoustiquement.

 4. Quels sont les défis spécifiques (techniques, musicaux) que cet ensemble vous présente en tant que compositeur.trice? Avez-vous des stratégies en tête pour y faire face ?

Honnêtement, plus on avance dans la découverte de ce projet, moins j'ai l'impression d'avoir de stratégie. J’imagine que c'est normal, on se lance dans un truc, on a plein d'idées et puis on se confronte à la réalité et puis c'est le désespoir. J'aimerais bien par exemple ne pas avoir un plan formel. Je n’ai pas envie d'arriver en me disant que j'ai déjà une idée de l’œuvre que je veux faire et après je vais juste la réaliser avec cet ensemble-là. Je voudrais que ce soit la couleur qui émerge de l'ensemble qui impose ça. C'est peut-être quelque chose qui me vient d’une pensée plus électroacoustique, que la couleur provoque elle-même des formes. En musique, on sait que la forme c'est le déroulement temporel en pratique. C'est peut-être aussi un peu une idée qu’il y a chez Kandinsky, que ce soit la couleur ou la forme, c’est de là que va émerger la structure plus générale de l’œuvre en travaillant sur un objet précis. Cet objet précis va imposer, de par ses caractéristiques morphologiques, des éléments formels. J’aimerais bien partir de ça, de peu de préconçus, de construction à partir de de la couleur du son, de la texture elle-même.

5. De quelle manière pensez-vous composer avec le déséquilibre potentiel en termes de puissance et de présence sonores, ainsi que de volume entre les instruments de cet ensemble ?

Il y a une appréhension qui vient de la tradition, qui vient des écrits des écrits qui ont été révisés souvent, mais peut-être pas suffisamment aussi par rapport à l'évolution dans la facture des instruments. Il y a des instruments qui sont plus récents que d’autres, le vibraphone c’est un instrument qui n’est pas si ancien alors que le trombone est un instrument assez ancien et on a encore en tête certains principes qui nous viennent de Berlioz, qui sont un héritage. Certainement que ce qu’il avait à dire là-dessus était très légitime à l’époque, mais entre-temps il y a eu des changements. Les instruments à cordes n’utilisent pas du tout les mêmes cordes : elles sont maintenant faites en métal et sont beaucoup plus bruyantes, plus puissantes. Il y a moins de déséquilibre que ce que l’on croit. D’ailleurs on l’a un peu testé à l’UdeM et on s’est rendus compte que c’était vrai. Il y a aussi, et ça c’est une autre chose que l’on a remarqué pendant la séance d’expérimentation, qu’en fonction du contexte, il y a des choses qui disparaissent plus ou moins. Par exemple, dans un contexte très polyphonique, on a observé que le violon disparaissait plus que dans un contexte harmonique, choral, où là il avait une présence qui était incontestable. C’était très intéressant. Je trouve ça intéressant au sens ou pour moi, l’orchestration ce n’est pas juste faire entendre des choses de manière directe. On peut aussi percevoir des choses de manière indirecte. On n’a pas forcément besoin d’entendre précisément une partie du son pour se rendre compte qu’elle nous manque quand elle n’est plus là. Elle apportait quelque chose mais dans un domaine peut-être moins frontal. Je pense que c’est une piste importante. Je pense aussi que, de la même manière que l’on a des présupposés sur la puissance des instruments, on a aussi des présupposés sur leur capacité à manipuler leur instrument de manière très subtile ou délicate. Dernier point, dans un contexte de musique de chambre, ce qui est super c’est que les musiciens peuvent beaucoup plus facilement jouer ensemble, donc s’écouter et adapter leur jeu par rapport à une écoute, à du regard, à des échanges de langage corporel. Évidemment dans un orchestre symphonique, c’est moins facile. C’est possible mais moins facile. La musique de chambre a donc aussi cet avantage-là. Enfin, je pense qu’il est très agréable d’être surpris par la qualité d’un son qu’on croit comprendre mais finalement on y décèle des choses que l’on ne comprend pas. C’est vrai peut-être même dans tous les arts d’ailleurs. Lorsqu’on va au cinéma voir un film ou il y a deux personnages qui sont en avant et qui captent toute notre attention, il se passe des choses en arrière qui contribuent subtilement à la qualité de ce qu’il se passe à l’avant plan. Il y aussi un travail de profondeur qui est intéressant aussi dans le déséquilibre.

6. En ayant à l’esprit l’atteinte d’une fusion sonore ou d'une fusion de timbres (blend en anglais), donnez des exemples de sons pouvant être produits par les instruments de l’ensemble (registres particuliers, dynamiques, techniques étendues) que vous pensez pouvoir combiner afin de produire de nouvelles sonorités émergentes. Êtes-vous en mesure d’imaginer des territoires timbraux communs entre les différents instruments ?

Au niveau des techniques étendues, c’est compliqué, et dans cette recherche je soupçonne et que ça puisse créer des problèmes, dans le sens ou c’est encore un monde où l’on va avoir une infinité d’observations à faire. On pourrait travailler sur l’orchestration et les caractéristiques spectrales de chacune de ces techniques étendues, et créer des catalogues non pas pour un instrument mais pour une technique pour un instrument qui serait infinie. On se retrouverait avec un matériel peut-être hyper excessif, potentiellement si l’on essayait d’être complètement rigoureux et de faire des classifications etc... et d’utiliser ces classifications comme un matériel pré-compositionnel, ça pourrait devenir l’enfer. Plus les microscopes sont précis, plus on voit petit, plus on rentre dans le domaine quantique, plus on se rend compte qu’il y a une infinité de choses que l’on n’arrive pas à comprendre. Je pense qu’il y a un danger là, et ce danger fait aussi qu’il se peut qu’on exploite cela soit de manière excessive, soit que ça reste en surface. Je trouverais ça fascinant de pouvoir travailler sur l’orchestration d’une technique étendue comme un multiphonique. Par exemple, j’ai un multiphonique de clarinette, sur cette note je peux avoir toutes ces différentes parties du spectre qui ressortent, comment doubler ça avec une autre technique étendue du violon dans laquelle j’ai découvert que si je fais cette technique là, sur cette note là, dans le registre grave, j’obtiens telle caractéristique spectrale, qui peuvent permettre une association, etc... C’est fantastique mais c’est exponentiel et je ne sais pas si l’on va avoir le temps, surtout dans la recherche préparatoire, pour aller au bout de ce que ça représenterait. J’ai peur de l’histoire des techniques étendues. J’ai aussi peur que l’on perde beaucoup de temps là-dessus au détriment d’autres recherches sur des techniques plus habituelles, mais qui méritent d’être beaucoup approfondies, parce que nos connaissances sont encore finalement très limitées, notamment avec un ensemble aussi hétérogène. Comme ce que je disais plus tôt sur le fait de les faire jouer dans des zones où ils sont très confortables, de la manière la plus facile pour eux, dans le sens où ils ont passé l’essentiel de leur formation de musiciens à apprendre à jouer comme ça. Il y a là aussi un potentiel énorme. Cette question est dangereuse. Je ne sais pas si j’y ai vraiment répondu, j’ai l’impression d’avoir soulevé des problèmes. Une chose qu’on pourrait dire, c’est une pensée un peu comme celle de Claude Vivier qui parfois composait des lignes, et ces lignes pouvaient être jouées par tout le monde à l’unisson. Il y a comme une sorte d’ouverture dans le fait d’avoir une ligne commune mais qu’on peut tester avec plein de combinaisons de timbres différents. Ça c’est très intéressant car on a un objet très reconnaissable et identifiable pour l’auditeur, et on peut faire vivre un peu comme un vitrail à travers lequel les couleurs vont changer parce que la lumière se déplace dedans. Je pense que je vais le faire, à un moment ou un autre. Je ne ferais pas une pièce entière comme ça, mais il y a un moment où je vais avoir un élément mélodique qui va être joué par tout le monde à l’unisson, et on va commencer à expérimenter avec des modifications dans les dynamiques, dans les techniques propres à chaque instrument. Par ex pour le violon, jouer plus ou moins près de la touche, jouer plus ou moins cuivré, mais tous jouer la même chose. Et puis créer une sorte de dynamique interne, ne pas jouer ça tous de manière figée mais avec du mouvement à l’intérieur. Au niveau des techniques étendues, il y a quand même des choses. Il y en a qui posent des problèmes de complexité affreuse et géniale à la fois, mais peut-être trop vaste par rapport à ce qu’on va avoir la possibilité de produire là dans ce temps donné. On pourrait presque faire une carrière rien que là-dessus. Il y a d’autres techniques étendues par contre qui permettent de s’amuser justement avec ces rôles habituels que l’on a, puisqu’on est dans cette réflexion sur la tradition de l’orchestration et ce qu’elle est aujourd’hui. Je reviens sur l’histoire de la doublure : le violon est capable de faire des subharmoniques, de créer des sons qui sont en dehors du registre du violon, inférieur, qui est assez surprenant. Et ça serait peut-être intéressant des faire des doublures à l’octave inférieure comme cela. Voilà un jeu qui peut-être est dans un sens plus simple, mais aussi plus pédagogique car on a plus vite accès, en tant qu’auditeur, au sens de cette démarche-là. Quand je dis l’auditeur, je ne dis pas forcément un public qui viendrait le jour du concert. Je parle des gens qui ne sont pas en train de jouer mais qui suivent tout le processus, cette évolution, et qui essayent d’en tirer quelques conclusions.

7. Maintenant, pensez à l’évitement du blend (ou séparation sonore). Donnez des exemples de sons pouvant être produits par les instruments de l’ensemble (registres particuliers, dynamiques, techniques étendues) qui, à votre avis, pourraient garantir la perception de sonorités séparées. Quels seraient les territoires timbraux distinguant chaque instrument des autres ?

Je dirais comme prototechnique le fait de faire jouer dans des espaces extrêmement séparés mais qui sont confortables pour chaque instrument, ça marche bien. Ça m’est arrivé de le faire exprès, ça venait d’un modèle qui était issu de l’électronique, c’était la première fois que je faisais ça, totalement à l’inverse de tout ce qu’on m’avait appris par rapport à l’équilibre et aux proportions à l’intérieur d’un espace. C’était de faire jouer dans l’extrême grave et l’extrême aigu, avec un énorme creux dans l’espace médium. C’était super intéressant. Tout le monde ressort. Il y a aussi des évènements à la fois acoustiques et spatiaux qui se font dans les mariages spectraux qui vont arriver de fait lorsque ça se diffuse dans un espace acoustique, qui là encore sont surprenants. Il y a du blend et de la séparation en même temps. C’est une piste intéressante, très basique et peut-être qui n’est pas exactement une réponse à la question mais voilà. Il y a aussi des techniques comme faire jouer le vibraphone avec des baguettes très dures, faire jouer le trombone très fort ou très grave, là où les autres ne peuvent pas aller lutter avec lui. Faire des sons qui sont tellement caractéristiques de ces espèces de multiphoniques ou de sons fondus à la clarinette basse, on ne peut pas se tromper de savoir d’où viennent ces sons là alors que la clarinette a tendance à être un instrument qui travaille en arrière-plan et qui va créer de la perturbation discrète. Il peut aussi très frontal parce qu’il a certains sons qu’il produit qui le font sortir du lot. Le violon, évidemment, il a la possibilité de jouer très aigu, de développer des caractéristiques extrêmement aigres, métalliques, par la modification de la position de l’archet, ce qui permet de le faire ressortir. Là encore, je dirais que c’est une question tordue car pour moi, ça reste tout de même un blend. Le fait de pouvoir dire que chacune des parties de la musique que l’on entend, que l’on arrive à identifier toutes les voix, il se passe malgré tout une sorte d’émulsion acoustique qui se produit, et qui produit une sorte de superstructure sonore qui est liée à la diffusion de toutes ces différentes fréquences dans l’espace et des réflexions qui s’attrapent les unes aux autres. C’Est de plus en plus difficile de dire que si chacun joue quelque chose de très identifiable et séparé des autres, l’on va entendre quatre choses différentes en même temps. On va tout de même entendre un objet sonore général et on ne peut pas totalement échapper à ce phénomène-là. Et c’est tant mieux.

8. De quelle manière serait-il possible de passer d’une texture où la séparation entre chacune des sonorités instrumentales de l’ensemble est clairement perçue, à une autre combinaison où ces sonorités individuelles se regroupent et fusionnent en des textures composites et intéressantes ? Ou à l’inverse, comment le processus contraire pourrait-il être créé ?

On peut avoir un phénomène de séparation et de retour ensemble en oscillant entre quelque chose de plus feutré, plus doux dans la production du son en lui-même, ou en allant vers quelque chose de plus brillant, timbré, cuivré. Ça dépend des instruments. Je ne parle pas de changer d’objet musical au sein d’un même objet musical. On pose une couleur où chacun joue une note, et en fonction de la manière dont on produit la note, peut-être en faisant des va et vient entre ces eux manières de produire la note, on va avoir comme un phénomène de séparation, de réassemblage, de re-séparation, etc… Ça peut être très amusant et intéressant dans le cadre de cette recherche parce que c’est sûr que si l’on se dit « tout le monde joue une technique étendue super complexe sur son instrument qui produit un son bizarre qu’aucun autre de ces instruments pourrait produire », puis soudainement tout le monde joue ensemble à l’unisson, c’est trop facile. Ça peut être très bien esthétiquement, mais ce n’est pas forcément ces moments qui vont nous aider dans notre recherche. Ce qui me semble plus utile si on veut tirer des conclusions de ça, c’est de se dire « comment est-ce qu’un même objet peut passer de l’un à l’autre ? », de quelque chose de très uni à très séparé.

9. Dans la même lignée, quelles sonorités pourraient permettre des transitions entre le son d’un instrument donné et celui d’un autre, de manière à créer des séquences timbrales qui seraient soit homogènes, soit fragmentées ?

Une chose importante en générale qui fait une différence énorme, c’est l’attaque. On a quand même quatre instruments, et c’est là où ils ne sont pas si hétérogènes, peut-être que ceux qui ont conçus l’ensemble se sont fait avoir, qui ont la capacité de partir de presque rien pour nous produire un son. Je pense ça du vibraphone aussi, à la fois avec des baguettes, et aussi avec un archet. C’est un instrument que l’on peut amener de très loin, peut-être pas aussi loin que la clarinette mais quand même. Le trombone, et ça même Charles Koechlin le dit, c’est comme la clarinette (il dit même cela des timbales), on peut les amener de quasiment rien à quasiment tout de manière très progressive. Tous ces quatre instruments, le violon évidemment avec un archet, peut-être moins qu’une clarinette, ont pas mal de possibilité pour amener progressivement un son. C’est peut-être même une facilité de partir sur cette idée là, mais la manière dont on va attaquer quelque chose peut être très déterminante dans ce cadre-là. De la même manière, comment on va faire disparaître le son. Je dirais que ce n’est pas tant une question de technique qu’une question de manière dont on va introduire et faire disparaître, et de manière dont on va lier les objets les uns aux autres. Tout est possible, et tout ce que je pourrais dire aujourd’hui, je pourrais probablement trouver une astuce pour faire le contraire après. Ce n’est pas facile à dire maintenant. Cela m’a fait penser à ce qu’a présenté Julie Delisle aujourd’hui en parlant de « peut-on travailler à travers le prisme très lié à l’électronique du attack, decay, sustain, release ? », je pense que c’est un très bon angle de réflexion pour cela et que c’est probablement en réfléchissant de cette manière que l’on peut à la fois créer des choses très subtiles dans les enchainements, dans les combinaisons, les transitions, le transfert d’un son de l’un à l’autre, soit de manière très organique, soit au contraire dans des ruptures fortes. En jouant sur ce paramètre-là, on peut obtenir tous les extrêmes, que ce soit dans l’extrême fusion ou l’extrême séparation, en pensant comme cela.   

10. De quelle manière différents disposition de voix instrumentales (voicings en anglais) dans une même sonorité verticale pourraient affecter la tension musicale perçue ? 

C’est quelque chose que l’on a pas mal testé justement. J’en parlais plus tôt dans la différence de perception dans les cas de polyphonie extrêmes et les cas de choses très harmoniques, en blocs, à l’intérieur desquelles il peut y avoir une certaine dynamique, ou tout le monde joue de manière synchronisée, ça change tout en termes de perception. Dans quels types de voicing est-on ? Quelque chose d’hyper polyphonique ? Ou est-ce qu’on est dans quelque chose d’hyper harmonique ? C’est vraiment déterminant. Je pense aussi que le fait de créer des grandes ruptures à l’intérieur d’une même voix, qu’on soit dans un contexte très polyphonique, ou qu’on soit dans un contexte plus harmonique, plus choral comme je disais plus tôt, de registres par exemple, ou de modes de jeu, ça crée une discontinuité dans la phrase qui peut soit être intéressante parce que volontaire, ou alors si ce n’est pas maitrisé, couper la perception polyphonique. Si on parle de voicing, on parle du fait que même si l’on n’arrive pas à tout suivre tout le temps, on a la perception de la direction d’une voix dans une certaine trajectoire. Il y a certaines ruptures qu’on peut mettre là-dedans volontairement ou involontairement qui vont venir perturber cette perception-là. Je dirais que le tout, surtout dans ce cadre-là, étant que ce soit volontaire. C’est bien si l’on vient perturber la perception d’une voix, ou une voix devient quelque chose qui n’est pas attribué spécifiquement à un seul instrument, ça peut être intéressant aussi. Qu’il y ait une polyphonie de Klangfarbenmelodie, qu’on entende très clairement, par exemple quatre voix, mais curieusement ces quatre voix ne sont pas attribuées chacune à un musicien mais à une caractéristique morphologique de la voix. Une très ponctuée, une très lisse, une très forte, une autre très douce, une très aigue, une très grave… Ça peut être intéressant, ces passages de relais pour créer une polyphonie à quatre voix, mais ou les polyphonies ne sont pas attribuées à chacun des musiciens. C’est certainement une chose à tester.

11. Attaque-résonance : Si les instruments commencent à jouer ensemble, et qu’un des instruments produit un son de courte durée, alors que les autres continuent plus longtemps que le premier, quelles sonorités des trois instruments produisant les sons les plus longs pourraient servir d’extensions timbrales ou de résonances du son instrumental le plus court ?

J’aurais un exemple qui serait hyper traditionnel qui serait assez facile, ce serait d’avoir le vibraphone qui est instrument polyphonique, qui pourrait jouer un accord de trois sons sans mettre la pédale, et chacune de ces notes seraient prolongées par les trois autres instruments qui eux peuvent faire durer le son longtemps. Ça serait quelque part hyper traditionnel mais ça fonctionne bien. Et à l’inverse, chacun de ces trois instruments pourraient faire le contraire : jouer une notre très rapide staccato, et ce serait la résonance du vibraphone qui tiendrait derrière. On peut jouer avec ça, faire des aller-retours. Ce que j’aime bien dans ces solutions simples, c’est que puisqu’elles sont lisibles, elles nous permettent d’analyser peut-être plus clairement, sans ajouter plein de degrés de niveaux de complications supplémentaires, les différents rôles et attributs de chacun de ces instruments, justement « hétérogènes » choisis pour cet ensemble particulier là. Ça peut être très pédagogique, quelques objets aussi simples que ça. À l’inverse on peut aller très loin et se dire « j’ai trouvé un multiphonique de clarinette, les différentes notes à l’intérieur de ce multiphonique peuvent être reprises par les autres instruments de l’ensemble ». Ça reste le même principe, ça sera toujours l’expérience de Schaeffer avec l’attaque coupée et la résonance de quelque chose d’autre, on est dans la musique concrète en fait. Pour cet exemple particulier, on peut évidemment aller prendre le même principe et l’amener dans le même domaine des techniques étendues. Finalement, c’est la même chose.  

12. De quelles manières les combinaisons sonores créées par ces instruments pourraient-elles être utilisées pour obtenir différents types de segmentations musicales, afin de soutenir la structure des motifs, phrases, sections ou autres unités musicales ?

C’est intéressant de faire quelque chose puis de faire son contraire. C’est très lisible et quand c’est lisible, on arrive à créer des unités par nos processus cognitifs à partir de ces objets-là. Je reprends mon exemple du vibraphone : il plaque un accord, les notes de cet accord sont tenues par les trois autres instruments, elles peuvent se mettre à bouger et aller ailleurs, et à l’arrivée elles s’arrêtent, et là c’est le vibraphone qui reprend le rôle de résonateur, puis on peut faire des aller-retours comme ça. Pas forcément juste A-B-A-B-A-B, on peut rajouter un troisième élément, etc… On peut créer une unité, une structure de phrase je pense hyper logique en utilisant ce genre de procédés là. Il y en a certainement d’autres, mais là comme on était sur cet exemple là et cette proposition de travail entre l’attaque et la résonance, ça peut créer des objets de phrase très clairs. Là encore, je reviens à Kandinsky, c’est typiquement le genre de choses qu’il faisait. Une forme appelle à être posée sur une autre forme, qui elle-même appelle à ce que l’autre bout ait une autre forme qui soit en contact avec elle. C’est cette espèce d’agencement de formes, qui, par leur propre morphologies internes, imposent la présence d’une collaboration avec les autres objets, puis on finit par en dégager une forme générale.  

13. De quelles manières les combinaisons sonores créées par ces instruments pourraient-elles se transformer ou évoluer au cours du temps, contribuant ainsi à façonner la structure formelle d’une oeuvre sur une échelle plus large ?

Je suis content que l’on choisisse cet exemple-là. Là encore, il y avait cet écueil qui me semble très dangereux, et je suis sûr qu’on va tous tomber dedans, des modes de jeux extrêmes. D’ailleurs lorsqu’ils ont présenté leur instrument, ils n’ont presque présenté que ça, tout, sauf leurs modes de jeu habituels. Personne n’a parlé de ce qu’ils faisaient la majorité du temps, de ce qui est facile et confortable. Ce n’était visiblement pas la préoccupation du moment. Pourtant, l’association de tous ces conforts-là, c’est un véritable synthétiseur aux possibilités infinies. Je pense que cette direction-là est très respectueuse de ce qu’il se passe de l’autre côté, du côté de la perception, de la psycho-acoustique, du côté cognitif, et c’est intéressant parce que c’est là où je soupçonne que l’on va trouver le plus de réponses aux questions qui nous animent dans ce projet de recherche.

14. Comment concevez-vous la nature des interactions entre compositeurs.trices et interprètes?

J’espère, et j’ai bon espoir, que cette fois-ci, ce projet-là soit pour moi l’occasion d’avoir une vraie collaboration compositeur-interprète. J’ai réalisé que très souvent, on glorifie des situations qui étaient censées être des collaborations et qui ne l’ont pas vraiment été. C’était plutôt des empilements d’individualités, chacun essayant d’exister dans la vie du mieux qu’il peut en faisant ce qu’il a l’habitude de faire dans la journée, et de sortir de là avec un sentiment relativement positif, tout en n’ayant strictement rien changé à ce qui avait été fait la semaine d’avant. Je pense qu’on peut le faire, on s’est organisés de manière à le faire. On a eu une vraiment belle séance à l’UdeM d’introduction ou tout de suite on s’est mis à tester pleins de choses. Il y a eu pleins d’échanges, que ce soit nous les compositeurs ou encore les gens qui étaient là pour encadrer, superviser ou qui étaient chercheurs dans le projet, pleins d’idées sont sorties de ça, plein de méthodes. Tout de suite, on a fait jouer les musiciens ensemble, certains étaient là pour rebondir et le fait que ce ne soit pas juste les compositeurs et les interprètes, mais qu’il y ait d’autres intervenants, d’autres médiateurs qui soient là aussi pour rebondir, amener leur point de vue, je trouve que ça a ajouté, pour reprendre les mots de Pierre Michaud, un émulsifiant, qui n’est pas forcément là quand il y a juste le compositeur et les interprètes. Souvent, ça peut être moins que ce que ça prétend être. J’en suis venu à être très frustré avec ça parce que dans ma pratique je ne suis pas du tout interprète de musique contemporaine. J’aimerais le devenir mais je suis plutôt rockeur ou salsero. On joue beaucoup ensemble sans qu’il y ait une hiérarchie entre celui qui écrit et celui qui n’écrit pas. En général, celui qui écrit fait partie de ceux qui jouent. Il n’y a pas forcément de chef, les musiciens réagissent les uns aux autres par rapport à ce qu’ils jouent puis amènent des idées, des commentaires, des propositions. C’est beaucoup plus démocratique comme manière de fonctionner. On répète beaucoup, puis après on joue beaucoup, ce qui fait que le premier concert, ce n’est vraiment pas l’aboutissement du processus. C’est au bout du vingtième, trentième concert, que là il commence à se passer des choses. On connaît le répertoire par cœur, de nouvelles interactions se créent parce qu’on sait vraiment où on est. En musique contemporaine, ce n’est pas ça. Ce n’est vraiment pas ça. Le concert, la première fois qu’on joue, c’est l’aboutissement et après c’est fini. Et ça se trouve, on ne rejouera plus jamais la pièce et si on la rejoue, ce ne sera pas avec les mêmes musiciens. J’en suis venu à trouver ça extrêmement hypocrite ce fantasme sur la collaboration, le processus collaboratif entre les compositeurs et les interprètes. Vous vous êtes vus trois fois, il y a eu trois répétitions, une générale, le concert et puis après c’est fini. C’est ça que vous appelez une collaboration ? je dis ça de manière un peu violente, c’est juste que pour un rockeur, c’est un choc culturel. On avait créé un ensemble de musique contemporaine quand j’étais à Genève, il y avait un guitariste électrique qui était venu jouer, qui avait toute la formation nécessaire pour pouvoir jouer dans ce cadre-là. Il n’avait juste pas la pratique de l’ensemble de musique contemporaine et il était choqué par cette manière de faire. Et il avait raison. Je me dis donc que cette fois-ci, peut-être qu’on va pouvoir se sortir de cette situation super triste qui en plus est, là encore, je rajoute un peu de politique dans l’histoire, un problème économique à la base. C’est que si on en fait plus, il faut être payé plus. Et oui, c’est légitime, mais voilà, c’est triste.

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