L'équilibre et le contraste dans la succession de scènes orchestrales
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Cahiers d'orchestration
Un traité d’orchestration modulaire
I – L'équilibre et le contraste dans la succession de scènes orchestrales
par Victor Cordero
11 mai 2024
Le texte que vous tenez entre vos mains est le premier d’une série de monographies qui paraîtront dans les prochaines années, et qui tenteront de présenter de manière approfondie des aspects théoriques et pratiques dans le domaine de l’orchestration.
Ce projet de longue haleine n’est pas un traité d’orchestration dans le sens classique du terme, parce qu’il n’est pas prédéfini ni dans l’espace ni dans le temps.
Le caractère modulaire et extensible du cahier offre le cadre idéal pour développer dans chaque nouveau chapitre une thématique à 360 degrés sans les contraintes imposées par le format d’un traité classique, qui doit-lui rester dans des dimensions raisonnables tout en gardant une cohérence et un équilibre entre ses contenus.
Cependant, le lecteur se rendra compte que chaque monographie n’est pas complètement indépendante, étant donné que certaines thématiques effleurées dans un « cahier » particulier seront traitées de manière centrale dans un autre. Bien qu’il soit possible de parcourir une monographie sans se référer aux autres, il sera donc bénéfique de pouvoir naviguer avec fluidité d’un « cahier » à un autre afin de compléter la compréhension de certains concepts.
Je tiens à remercier mes collègues et amis du projet ACTOR (spécialement Kit Soden, Fabien Lévy et Stephen McAdams) pour toutes ces années d’échanges qui ont permis de créer les conditions favorables pour que ce travail ait pu voir le jour. Un grand merci à Fabien pour avoir accepté de relire le texte et d’y avoir apporté des corrections et des commentaires toujours pertinents.
L'équilibre et le contraste dans la succession de scènes orchestrales
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L'équilibre d'intensité, l'espace, l'équilibre et le contraste simultané, la densité instrumentale, la tension, la gamme dynamique, le registre instrumental et le registre orchestral
Introduction
La juxtaposition de deux fragments présentant des effectifs instrumentaux différents est un moyen efficace de varier le discours musical du point de vue de l’orchestration, s’agissant sans doute d’une des techniques dans laquelle l’intervention de l’orchestrateur est plus manifeste.
Vers la fin du premier mouvement de la 5ème symphonie de Beethoven (exemple 1), un passage attire particulièrement notre attention par l’énorme tension qu’il dégage. La formule est simple : un même motif est réexposé par deux groupes instrumentaux différents à tour de rôle dans une surenchère qui atteint un niveau de paroxysme rarement égalé.
Au cri angoissé des vents, les cordes répondent toujours par un grondement véhément. Cette formule, répétée plusieurs fois, est d’abord transposée, puis développée thématiquement sous une forme plus rapprochée : 2 mesures, 1 mesure, seulement 1 temps…
Exemple 1 : Sommet dramatique par l'opposition de deux groupes de l'orchestre
Figure 1. L. van Beethoven, symphonie n. 5, 1er mouvement mm. 439-469. © Dover 1989, p. 15.
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Charles Koechlin a été le premier à comprendre que la réalisation d’un changement soudain d’orchestration comme celui de Beethoven ne peut être efficacement réalisé que si l’on respecte certaines règles, qu’il a tenté de théoriser dans le chapitre consacré à « l’équilibre successif » de son Traité de l’orchestration (1954).
Dans cet ouvrage, Koechlin a également soulevé la différence entre « équilibre successif » et « équilibre simultané » après avoir constaté que les principes qui s’appliquent pour les blocs sonores successifs ne fonctionnent pas forcément de la même manière pour les flux sonores simultanés : ce qui peut marcher dans une situation peut ne pas marcher dans l’autre.
Mais de quel équilibre parle-t-on ?
Pour Koechlin, équilibrer deux fragments successifs dans lesquels l’effectif instrumental change implique de tenir compte de deux paramètres : l’intensité et le volume. Alors que l’intensité se réfère à la quantité brute d’énergie sonore, le « volume » est un terme plus subtil mais difficile à formuler qui tente de regrouper de manière générale la perception de la qualité timbrique du son. Cela représente néanmoins une première tentative de considérer qu’il y a d’autres dimensions du son dont il faut tenir compte qui sont cachées à notre conscience mais qui jouent un rôle déterminant. A titre d’exemple, dans un traité plus ancien comme celui de Rimski-Korsakov aucun autre paramètre, à part l’intensité, n’est cité quand l’auteur aborde la question de l’équilibre.
Dans ce chapitre des « cahiers d’orchestration », nous allons tenter d’élargir cette vision en augmentant significativement les paramètres impliqués dans l’équilibre successif et en donnant aussi un rôle d’égalité à la notion de « contraste ». Cette démarche met l’accent sur un des axes fondamentaux de notre travail : mettre en lumière les principes qui concurrent dans la réussite d’un effet orchestral, souvent méconnus ou non verbalisés, permettant de le comprendre de manière globale.[1]
1. La scène orchestrale
Nous pouvons définir une scène orchestrale (ou simplement scène) comme une fenêtre temporelle dans laquelle l’effectif instrumental ou la manière de l’utiliser reste stable. Le contraste successif est donc créé par la succession dans le temps de deux scènes orchestrales différentes. Des micro-variations au sein d’une scène orchestrale sont, bien entendu, possibles si l’apparition ou la disparition de certains instruments sont imperceptibles, ou bien si elles ne changent pas de manière significative la sonorité générale.
2. Fonctions d’un changement de scène orchestrale
Un changement de scène peut avoir des fonctions assez diverses avec, comme résultat, des niveaux de contraste très variables. En voici une liste non-exhaustive :
Fonctions du changement de scène selon des critères techniques :
Répondre à un changement de registre orchestral.
Répondre aux changements des nuances de manière efficace.
Permettre aux instrumentistes de se reposer ou de faciliter l’exécution de certains passages difficiles.
Répondre à un changement textural avec une utilisation idiomatique des instruments.
Fonctions du changement de scène selon des critères structurels :
Obtenir de la variété dans des répétitions du même fragment (répétition littérale ou thématiquement transformée).
Obtenir de la variété dans les structures du type antiphonique, responsorial ou antécédent-conséquent.
Clarifier les articulations de la forme. Le contraste joue un rôle majeur dans la relation forme-orchestration car les changements d’orchestration permettent de clarifier (ou de brouiller) les articulations formelles.
3. Gestion du contraste successif
La bonne gestion du contraste successif[2] est un des aspects qui influent d’une manière déterminante l’impression générale d’une œuvre pour orchestre symphonique. Afin d’assurer une gestion optimale de ce paramètre, l’orchestrateur*trice se doit de répondre à trois questions : A quel moment doit intervenir le contraste ? Avec quelle fréquence ? Avec quel degré d’intensité ?
3.1 A quel moment doit intervenir le contraste ?
Une des tâches les plus importantes à accomplir est de déterminer le moment adéquat où le contraste peut (ou doit) avoir lieu. Alors que, dans certains cas, ces changements répondent uniquement à une décision purement subjective de la personne qui orchestre (goûts, préférences, etc.), dans d’autres, ils sont le résultat de l’application de critères objectifs (voir chapitre 2, fonctions du changement de scène orchestrale).
3.2 Avec quelle fréquence ?
La fréquence de contraste (définie comme la vitesse à laquelle se succèdent les changements d’orchestration) est un des paramètres qui requièrent une attention. Des problèmes parfois difficiles à identifier peuvent venir d’une gestion erronée ou négligente de cet aspect-là :
Dans une fréquence de contraste trop basse, le manque de variété et la surexploitation des ressources timbriques peuvent faire sombrer l’œuvre dans l’ennui et la lassitude.
Dans une fréquence de contraste trop élevée, la surabondance d’information a tendance à laisser une impression chaotique et amorphe : les scènes orchestrales se succèdent trop vite, sans laisser d'empreinte durable dans notre conscience (comme si lors d'un repas -aussi délicieux soit-il- les convives se font servir le plat suivant alors qu’ils n’ont pas encore terminé leurs assiettes). Les extrêmes donc se touchent : une fréquence de contraste excessive peut être aussi préjudiciable qu’une fréquence trop basse.
Bien évidemment, les remarques précédentes peuvent ne pas s'appliquer du tout dans d'autres idiomes orchestraux typiques de certains langages contemporains qui ne sont plus basés sur des modèles constructifs traditionnels.
Exemple 2 : Fréquence de contraste extrêmement rapide
A ce propos, il est très instructif d'analyser Farben d'A. Schoenberg (des pièces pour orchestre op. 16). Proposant des combinaisons instrumentales inhabituelles à l'époque, cette œuvre étonnante présente des changements de scène extrêmement rapides qui mettent à l'épreuve les capacités perceptives de l'être humain. Dans le point culminant du processus, chaque double-croche est orchestrée avec une nouvelle combinaison de 5 instruments différents.
La fréquence extrême du changement et l’hétérogénéité des combinaison instrumentales rendent presque impossible de percevoir le contraste.
Figure 2. A. Schoenberg, Farben, mm. 25-29. Pièces pour orchestra Op. 16, numéro 3. © Dover Publications, 1999.
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Variation de la fréquence de contraste : accélération et ralentissement
La fréquence de contraste peut varier au sein d’un mouvement ou d’un passage donné en fonction de l’effet désiré :
L’accélération des contrastes (au début, lents, puis rapides) est une des techniques les plus efficaces pour amener le discours musical vers des sommets dramatiques de grande intensité (voir exemples 1 et 3).
Le processus contraire -dans lequel l’alternance de scènes se produit de plus en plus lentement- est plus rare mais aussi possible.
Exemple 3 : Augmentation de la fréquence de contraste
Figure 3. H. Berlioz, Symphonie fantastique : IV, Marche au supplice, m. 154. © Bärenreiter-Verlag, 1971
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L’alternance entre les vents et les cordes (d’abord avec les timbales) subit un resserrement progressif en trois étapes. Un effet de grande tension se produit grâce au fait que la nuance suit une évolution inverse à la fréquence de contraste, allant du f au pp. Cette diminution de volume sonore est conduite par une réduction progressive du nombre de cuivres, alors que les cordes (qui ont une grande gamme dynamique) peuvent aller du f au pp avec le même effectif.
La fréquence de contraste comme critère stylistique
Les compositeurs et compositrices n’ont pas toujours la même vision de quelle est la fréquence idéale puisqu'il s’agit d’un élément propre à leurs langages. Du point de vue de l’histoire de l’orchestration, la fréquence moyenne de contraste est un élément de premier ordre qui peut nous permettre d’analyser objectivement les différences stylistiques entre les compositeurs.trices et leur possible classification dans des « écoles ».
3.3 Avec quel degré d’intensité ?
Tous les changements de scène instrumentale n’ont pas la même saillance.
Le degré de contraste sera déterminé en principe par le nombre et le type d’instruments qui changent entre deux scènes orchestrales consécutives (plus il y a d’instruments différents entre deux scènes, plus le contraste aura tendance à être plus marqué). Une succession de scènes orchestrales présentant deux effectifs instrumentaux complètement différents tend à créer un degré maximal de contraste (par exemple, dans la succession de familles instrumentales pures : cordes-bois, cuivres-bois ou cordes-cuivres). Inversement, la présence d’instruments communs entre deux scènes consécutives contribue à la diminution du contraste. Cependant, la similarité timbrique existante entre certains sons produits par des instruments appartenant à des familles différentes doit nous mettre en garde contre une interprétation trop simpliste de cette question.[3]
Le degré de contraste et la forme musicale.
Le degré de contraste permet de renforcer la hiérarchisation des sections de la forme musicale. Les contrastes majeurs sont plus fréquents entre les sections principales (par exemple, entre les mouvements d’une symphonie ou entre le menuet et son trio). Au sein d’une même section, en revanche, les contrastes ont tendance à être plus discrets.[4]
Le degré de contraste comme critère stylistique.
La façon générale dont le degré de contraste est géré dans l’ensemble d’une œuvre est une « marque de fabrique » de chaque compositeur.trice. Certains sont plutôt enclins à favoriser les contrastes forts dans les changements de scène, alors que d’autres préfèrent des évolutions plutôt discrètes et nuancées.
4. Techniques d’enchaînement entre deux scènes successives
Les scènes orchestrales successives peuvent s’enchaîner de trois façons :
1. Coupure nette. Il n’y a pas de lien entre les deux scènes.
2. Tuilage. Superposition de la fin d’une scène (sa dernière note ou son segment terminal) avec le début de la scène suivante.
3. Fondu-enchaîné (cross-fade). Création d’une zone de transition entre les deux scènes, que ce soit par l’introduction progressive du changement d’effectif ou par l’utilisation d’indications dynamiques spécifiques.
Les trois types d’enchaînement ne sont pas forcément adaptés pour toutes les situations. Par exemple, dans une succession de type f-p (et a fortiori ff-pp), une coupure nette est nécessaire (et même un silence) afin d’évacuer la réverbération et de permettre à l’ouïe de s’adapter au nouveau palier dynamique (voir exemple 4).
Exemple 4 : Coupure nette sans lien entre les scènes successives
Figure 4 L. van Beethoven, 8ème symphonie, début du 1er mouvement. © Dover Publications 1989
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Exemple 5 : Enchaînement en tuilage
Figure 5 W.A. Mozart, symphonie n. 40, 1er mouvement, m. 44. © Breitkopf & Härtel, 1880.
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Exemple 6 : Divers types d’enchaînement
Figure 6. G. F. Haendel. Music for the Royal Fireworks. Ouverture, m. 47. Hallische Händel-Ausgabe, Serie IV, Band 13. Kassel: Deutsche Händelgesellschaft, 1962.
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La division de l’orchestre en trois groupes très caractérisés du point de vue timbrique confère à ce fragment un niveau très élevé de contraste. Haendel utilise ici deux types différents d’enchaînement à l’intérieur d’un seul passage : la note de tuilage (mm. 48 et 52) et la coupure nette (mm. 51 et 55). Il est à signaler que la noire de fin de phrase des mm. 51 et 55 est jouée très courte.
Exemple 7 : Enchaînement par fondu-enchaîné (cross-fade)
Figure 7. G. Mahler, 4ème symphonie, 1er mouvement, 6 m. après 3, © Dover Publications, 1989, p. 235-236
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Dans ce passage, G. Mahler crée très habilement une transition pour remplacer brièvement les cordes par les vents. Dans l'espace de temps d'une blanche, les deux groupes suivent une courbe dynamique inversée : les cordes ont un forte-diminuendo-piano et les vents un piano-crescendo-forte. Seule exception parmi les vents, les flûtes 1 et 2 sont associées à l'ensemble des cordes.
5. Paramètres
Nous pouvons découvrir ci-dessous une liste détaillée des paramètres qui entrent en ligne de compte dans un changement de scène instrumentale. Le caractère multidimensionnel du « timbre » nous a poussé à ne pas le citer littéralement dans la liste mais à le rendre implicitement présent à travers ses attributs (la couleur et la tension, notamment).
5.1 Liste des paramètres
1. Couleur
2. Tension
3. Intensité
4. Espace
5. Richesse spectrale
6. Densité instrumentale
7. Texture
8. Activité polyphonique
9. Registre orchestral
Dans les prochains chapitres nous allons isoler chaque paramètre afin de déterminer individuellement son influence sur l’équilibre et le contraste successif.
5.2 États des paramètres. Configuration « équilibre-contraste »
Si l’on compare l’évolution de chacun de ces huit paramètres entre les deux scènes instrumentales contigües, ils peuvent avoir deux états :
1. Le paramètre reste inchangé : les deux fragments sont en équilibre par rapport à ce paramètre.
2. Le paramètre est modifié : les deux fragments sont en contraste par rapport à ce paramètre.
Un paramètre qui ne joue pas un rôle spécifique entre les deux fragments reste neutre.
Remarques :
L’orchestrateur.trice devra déterminer quels paramètres seront en équilibre et lesquels seront en contraste en fonction de l’effet désiré.
Un contraste sur tous les paramètres est assez peu fréquent car, normalement, il y a une contrebalance entre les paramètres contrastants et ceux qui restent en équilibre. Chaque passage présente donc une configuration « équilibre-contraste » particulière qui lui est propre.
5.3 Analyse détaillée de chaque paramètre
5.3.1 Couleur
Il s’agit du paramètre le plus courant dans la génération de contraste. Il est produit par le changement du timbre dans le sens le plus large (par exemple, violon -> hautbois). Nous préférons le terme « couleur » à celui de « timbre » car ce dernier peut varier en fonction d’autres paramètres qui sont traités séparément dans ce chapitre (comme par exemple, la tension ou l’intensité). États possibles :
Équilibre : La couleur générale ne change pas, mais d’autres paramètres changent, comme, par exemple, l’espace.
Contraste : La couleur générale change. La plupart des exemples de contraste successif impliquent un changement de couleur.
Exemple 8 : La couleur reste en équilibre. Seul l'espace est en contraste (et subsidiairement l’intensité).
La même phrase est jouée une fois par une trompette en coulisses et la deuxième fois par une trompette sur scène. Dans cet exemple très parlant, la couleur reste en équilibre. Il s'agit d'un des cas où l’espace est le seul paramètre impliqué dans le changement de scène.[5] Bien entendu, l’intensité est aussi impactée subsidiairement par cette délocalisation de l’instrument.
5.3.2 Tension
Ce paramètre est une qualité du timbre liée à la perception subjective de l’effort. Elle est plus élevée dans les registres instrumentaux aigus et suraigus et décroît dans les registres médium et grave. Lorsqu’il y a un changement de couleur entre deux structures contigües, il est très fréquent que la tension reste en équilibre. Disons encore que les sons tendus ont tendance à se placer dans les premiers plans et les moins tendus sur les plans secondaires. États possibles :
Équilibre : Le niveau de tension est maintenu entre les deux fragments. Cela implique évidemment des changements d’octave si les instruments concernés n’ont pas la même correspondance de tensions.
Contraste : Il n’y a pas de correspondance de tensions entre les deux fragments. Il en résulte une succession tension-détente ou détente tension
Exemple 9 : Équilibre de tension entre deux instruments différents
- Dans cet exemple nous pouvons observer une correspondance de tensions entre la 1ère trompette et le 5ème cor obtenue en transposant une octave plus bas la mélodie.
5.3.3 Intensité
Ce paramètre correspond à la notion de puissance sonore.
Un enjeu majeur dans la pratique de l’orchestration est de parvenir à créer des contrastes sans que cela ne provoque une variation non désirée d’intensité ou un trou dans le discours. A partir de la parution du traité de Rimski-Korsakov, tous les auteurs ont fourni des équations d'équivalence d'intensité basées sur la pratique livrant des informations quantitatives précises (par exemple, dans une nuance f, 1 trompette = 2 cors). Cependant, ces égalités ne sont qu’une approximation pragmatique -ô combien utile ! – à une problématique qui est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît à première vue (se référer au chapitre L’équilibre d'intensité des "Cahiers d'orchestration"). États possibles :
Équilibre : Par équilibre successif d'intensité nous désignons la perception d’égalité de puissance sonore entre deux segments consécutifs dans le temps. L’équilibre successif est plus facile à obtenir que l’équilibre simultané (deux flux sonores superposés), car nous acceptons comme valables des successions qui ne sont pas forcément tout à fait égales au niveau de l’énergie acoustique mais que notre perception juge comme ayant un poids équivalent. N.B. Dans l’équilibre successif il n’y a pas le problème de l’équilibre simultané lié au masquage -les instruments déployant un plus grand volume ou un spectre harmonique très riche peuvent couvrir les instruments plus faibles rendant très difficile, voire impossible de les entendre-.
Contraste : un fragment est entendu comme étant plus fort que l’autre. Cette succession peut être utilisée pour des effets d’écho ou des réponses (par exemple avec alternance entre un soliste et un groupe instrumental).
Exemple 10 : Grand contraste dynamique dans la répétition du même motif
Figure 10. G. Bizet, 2ème suite de Carmen, Danse bohème, mm 39-46. © Breikopf und Härtel, c. 1910
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La première octave de la flûte, qui est très souvent problématique au niveau de l'équilibre, est ici exploitée de manière très habile afin de créer un contraste dynamique très marqué avec le reste des bois. Ce registre particulier, qui est souvent évité en raison de sa faible intensité et sa faible tension, permet ici de créer une chute dynamique d'une remarquable efficacité. Un(e) bon(ne) orchestrateur.trice est capable de trouver le contexte dans lequel les apparentes faiblesses d'un instrument peuvent se transformer en inestimables qualités. Alors que la densité instrumentale diminue, passant de 6 bois à seulement 2, le nombre de voix réelles de la partie mélodique reste inchangée (2). La couleur générale, quant à elle, ne présente pas un grand contraste car nous restons dans la sonorité des bois : Nous proposons le terme « micro-contraste » pour ce type de changement de timbre qui se produit, comme ici, à l'intérieur du même groupe instrumental.[6]
Configuration équilibre-contraste :
ÉQUILIBRE : espace / densité polyphonique (même nombre de voix) / couleur
CONTRASTE : intensité / densité instrumentale / tension / richesse spectrale
5.3.4 Espace
L’élément spatial peut devenir l’objectif principal d’un contraste successif, surtout si les instruments concernés sont suffisamment éloignés ou présentent un contraste au niveau de la directivité, comme entre des instruments directionnels et non-directionnels. On peut aussi récréer la sensation de distance par d’autre moyens, comme par exemple l’utilisation de sourdines ou la délocalisation de certains instruments (en coulisses, derrière le publique, etc.). Voir le chapitre L’espace. États possibles :
Équilibre : L’espace n’est pas perçu comme un élément déterminant entre les deux sections juxtaposées.
Contraste : Malgré la présence d’autres contrastes possibles, c’est l’effet de déplacement du son dans l’espace celui qui attire l’attention de l’auditeur de manière prépondérante. Ce mouvement peut se produire dans un des deux axes de la scène :
profondeur (proche-lointain)
largeur (gauche-droite).
Il est aussi possible la recréation d’un espace virtuel (voir exemple 2)
Exemple 11 : Recréation de l'effet proche - lointain
Figure 11. P. Tchaïkovski, 4ème symphonie, 1er mouvement, mm.193-201. © Dover Publications, 1998.
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Sur un roulement de timbales fortissimo, les deux trompettes réexposent con tutta forza (fff) le thème initial du mouvement (sorte de thème du destin). Celui-ci est repris ensuite par les quatre cors, les deux clarinettes et les deux bassons, une nuance en-dessous (ff). Il en résulte un effet d’éloignement très réussi car Tchaïkovski fait deux groupes d’instruments selon leurs modes de rayonnement :
Directionnels : trompettes,
Non-directionnels : cors, clarinettes et bassons.
Le contraste entre les deux harmonies (I et II abaissé) contribue aussi à accentuer l’effet. Certaines qualités du son parviennent à l'auditeur modifiées à cause de la distance, ce qui est imité ici par le glissement harmonique d'un demi-ton.
Observons maintenant la configuration équilibre-contraste selon chaque paramètre :
ÉQUILIBRE : richesse spectrale / tension
CONTRASTE : espace (axe profondeur) / couleur / intensité (léger)
Normalement, le contraste de tension est très typique de la succession trompettes/cors, car les deux instruments ne sont pas en équilibre de tensions quand ils jouent dans le même registre. Ici, l’intervalle de quinte entre les deux fragments équilibre dans une certaine mesure ce décalage.
Au niveau de la dynamique, nous passons de fff pour les trompettes à ff pour les cors et les bois. Un effet d’écho en est le résultat (comme s’il s’agissait de la réponse d’une fanfare lointaine dans un champ de bataille). Les doublures des bois contribuent plus à donner de la profondeur et de la richesse au timbre qu'à apporter de la force dynamique.
De très nombreux exemples dans des nuances douces confient la basse seulement à la timbale, mais ici, la timbale joue toute seule la basse harmonique (si) dans un ff, ce qui est un cas assez exceptionnel.
Exemple 12 : Construction parallèle d'un crescendo et d'un jeu d'échos
Figure 12. P. Tchaïkovski, 4ème symphonie, 1er mouvement, mm. 389-392. © Dover Publications, 1998
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A l’inverse de l’exemple précédent, le thème du destin est présenté d’abord par les instruments non-directionnels (2 cors, 2 bassons et 2 clarinettes), puis par des instruments directionnels (2 trompettes, 2 hautbois). Cet effet d’alternance « lointain-proche » (qui est d’ailleurs répété) est imbriqué avec un crescendo général, obtenu avec une augmentation du nombre de vents (mechanisches Crescendo)[7] et l’indication dynamique cresc. chez les cordes. Les clarinettes et les hautbois doublent les cors et les cuivres une octave au-dessus afin de « renforcer » les partiels aigus de ces derniers.
Exemple 13 : Balayage spatial chez les cordes parcourant tous les pupitres. Effet de panning [8]
Figure 13. L. van Beethoven, 7èmre symphonie, 3ème mouvement mm. 25-28. © Dover, 1989
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Configuration équilibre-contraste :
ÉQUILIBRE : couleur / richesse spectrale / dynamique
CONTRASTE : espace (axe largeur) / tension /registre orchestral
Dans cette figure typique de la littérature pour orchestre, les cordes s’échangent un motif qui traverse tous les registres depuis le grave jusqu’à l’aigu. Dans une disposition à la Stokowsky [9] de l’orchestre (violons 1-violons 2-altos-violoncelles) le son fait un balayage spatial complet de 180° de droite à gauche. Étant donné que les instruments sont disposés comme un clavier de piano inversé, tout déplacement vers l’aigu implique forcément un mouvement vers la gauche. Pourtant, à l’époque où l’œuvre a été composée, les violons 2 étaient placés normalement sur le côté opposé des violons 1, à droite du chef[10]. Dans cette distribution, le son ne se déplaçait pas selon un mouvement longitudinal uniforme mais en faisant une sorte de zigzag. Un effet collatéral de cette disposition plus moderne des cordes a donc permis de faire émerger une dramaturgie de l’espace différente à celle que le compositeur aurait pu imaginer à l’époque.
La couleur générale (cordes) est maintenue malgré les changements de pupitres (cela étant bien sûr une simplification que nous jugeons acceptable à l’échelle de l’orchestre).
La tension n’est pas en équilibre vu que les motifs échangés ne tombent pas sur les mêmes registres de tous les instruments, bien que chez les cordes cela ne soit aussi flagrant que chez les bois
L'intensité est en équilibre puisque notre perception accepte comme valable l'équivalence de pupitres : vl.1= vl.2 = alti = vcl. (+cb.)
Exemple 14 : Uniquement contraste spatial et équilibre dans tous les autres paramètres
Figure 14. B. Bartók, Musique pour cordes percussion et célesta, 2ème mouvement, début. © Universal Edition, Vienne, 1937.
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Configuration équilibre-contraste :
ÉQUILIBRE : couleur / intensité / richesse spectrale / tension / densité instrumentale / densité polyphonique
CONTRASTE : espace (axe largeur)
L’ensemble instrumental est divisé en deux orchestres à cordes complets placés à droite et à gauche respectivement autour d’une zone centrale occupée par la percussion et les claviers.
Le déplacement du son alternativement de droite à gauche est le seul paramètre de contraste, acteur unique de la dramaturgie de ce passage.
Si nous analysons le fragment au niveau de la technique employée, nous pouvons parler d’une segmentation mélodique avec tuilage (une mélodie unique est découpée en plusieurs fragments avec une ou plusieurs notes communes) :
5.3.5 Richesse spectrale
Afin de réussir un contraste successif de timbre/espace, il est souvent constaté que les deux sonorités juxtaposées ne sont pas seulement en équilibre au niveau de la dynamique et de la tension mais aussi au niveau de la richesse spectrale. La définition de ce concept s’apparente à celle que Ch. Koechlin donne pour son terme volume. Il ne s’agit pas de l’intensité du son (quantité) mais de sa qualité. États possibles :
Équilibre : Il n’y a pas de diminution de l’épaisseur du son. Lorsqu’il y a des changements de scène instrumentale, l’application de certaines techniques comme les doublures d’octave permettent de renforcer les partiels aigus des instruments plus pauvres en harmoniques.
Contraste : Le son s’amincit ou s’épaissit entre les deux plages consécutives à cause de la différente composition des deux spectres harmoniques.
Exemple 15 : Alternance bois-cordes en équilibre spectral sur le même accord
La richesse spectrale joue un rôle déterminant dans les passages où les cordes et les bois se relayent en exposant le même matériau, car les bois sont beaucoup plus pauvres que les cordes au niveau de la richesse spectrale (à l’échelle orchestral, bien entendu). Une manière simple et très efficace de résoudre ce problème consiste à enrichir le son des bois par des doublures à l'octave à la manière d’une synthèse additive (création d’un timbre par la superposition de ses partiels). Le rôle de la flûte dans l’application de cette technique est à souligner car elle permet d’éteindre efficacement le spectre des bois dans l’aigu.
Figure 15. Tchaïkovski, Roméo et Juliette, mm. 105-111. © Dover 1986
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Alors que les cordes exposent un accord de si mineur en sixte dans une version compacte à 4 voix (sans compter les contrebasses), les bois s’étendent sur presque 3 octaves (7 voix différentes) avec la quarte juste fa#-si présentée sur trois registres successifs (clarinettes-hautbois-flûtes). L’alternance entre les deux familles instrumentales est perçue en équilibre au niveau de la richesse spectrale, ce qui ne se produirait pas du tout si les bois avaient seulement joué les notes des cordes à la même octave. Les doublures à l'octave ne sont pas entendues en tant que telles mais comme faisant partie de l’architecture du timbre.
Configuration équilibre-contraste :
ÉQUILIBRE : intensité / tension / richesse spectrale
CONTRASTE : couleur / espace (paramètres souvent indissociables)
Il faut remarquer que le contraste des deux paramètres couleur/espace est accompagné par un équilibre dans les autres, étant justement cette contrebalance qui permet de créer un effet réussi.
Techniques :
Exemple 16 : Contraste spectral cordes-bois
Figure 16. Tchaïkovski, 6ème symphonie, 3ème mouvement, début. © Dover Publications, 1997
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Dans cet exemple curieux, les cordes sont plus riches que les bois. La descente en tierces parallèles est doublée par les premiers violons une octave au-dessus des seconds, alors que chez les bois, elle est jouée par deux clarinettes et n’est pas doublée. La basse, quant à elle, est jouée octaviée aux violoncelles divisés et non octavié chez les bois. La nuance p et le fait que les cordes soient divisées minimise de manière significative l’effet de contraste, qui diffère d’ailleurs beaucoup en fonction des prises de son.
Configuration équilibre-contraste :
ÉQUILIBRE : intensité
CONTRASTE : couleur / espace / tension / richesse spectrale (diminution)
5.3.6 Densité instrumentale
La densité instrumentale se réfère au nombre d’instrumentistes employés dans une section donnée et, plus spécialement, à la façon dont ils sont groupés. On peut citer trois types génériques de densité instrumentale : soliste, groupe de chambre et orchestre. Cependant, il existe beaucoup d’autre possibilités -presque illimités- de créer des sous-ensembles au sein d’un orchestre symphonique. (Voir le chapitre Densité instrumentale).
Paradoxalement, la densité instrumentale n’est pas forcément liée au nombre de voix réelles (une seule mélodie peut être jouée par tout l’orchestre alors qu'un choral à quatre voix peut être confié à 4 solistes). États possibles :
Équilibre : Alternance entre deux masses équivalentes, par exemple, entre deux familles complètes de l’orchestre ou entre deux solistes.
Contraste : Alternance entre deux densités différentes. Les cas les plus typiques sont :
orchestre-groupe de chambre
orchestre-soliste
Deux structures basées sur l’équilibre et le contraste de densités : l’antiphonie et le mode responsorial.
Bien avant la naissance de la polyphonie, les compositeurs de musique sacrée avaient compris que la densité de l’effectif vocal pouvait être modulée à volonté, devenant une ressource majeure pour construire la structure dramatique de leur discours. Cette démarche (aussi présente dans d’autres cultures extra-européennes) est particulièrement visible dans les structures antiphoniques et responsoriales. Ces deux procédés, impliquant la division de l’effectif disponible en deux groupes symétriques ou asymétriques, se retrouvent aussi dans la musique orchestrale avec un résultat en tout point comparable à celui obtenu dans la musique sacrée.
L’antiphonie présuppose l’opposition de deux chœurs présentant des contrastes par leur placement dans l’espace et/ou par leur nature timbrique spécifique. La densité vocale (ou instrumentale) reste, cependant, en équilibre car il s’agit de confronter deux entités de densité comparable (par exemple tutti de cordes-tutti de bois).
Exemple 17 : Exemple d’antiphonie dans une œuvre polychorale de la Renaissance
Figure 17. T. L. de Victoria, Ave Maria à 8 (1572). T. L. de Victoria, Opera Omnia, Vol. 1 (p. 149) © Breitkopf und Härtel, 1902
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Exemple 18 : Structure antiphonique créée par l’alternance vents-cordes
Figure 18 . L. van Beethoven, 3ème symphonie, 3ème mouvement mm. 99-112. © Dover Publications, 1989
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Configuration équilibre-contraste :
ÉQUILIBRE : intensité / tension / richesse spectrale / densité polyphonique
CONTRASTE : couleur / espace
Un seul bois suffit dans la nuance piano pour égaliser un pupitre de cordes (4 vents-4 pupitres).
A partir de la troisième intervention des vents, l’addition des deux cors et de la flûte élargit l’ambitus polyphonique avec deux voix doublées à l’octave. Cela permet d’égaliser complètement la richesse spectrale et la densité instrumentale des cordes. Il est à signaler que le déséquilibre arithmétique (7 vents–4 pupitres de cordes) ne se traduit pas du tout en déséquilibre d’intensité.
Finalement, la superposition des deux groupes (avec l’effectif des vents déjà au complet et l’arrivée des contrebasses) augmente de nouveau la densité pour former le tutti d’orchestre. Ce geste souligne avec efficacité la fin de ce passage, montrant, une fois de plus, le lien entre les changements de densité orchestrale et les articulations de la forme.
La structure responsoriale est, quant à elle, basée sur l’opposition asymétrique de deux densités différentes : la première, un soliste ou un groupe instrumental réduit, et la deuxième, une masse instrumentale plus importante (pouvant aller jusqu’à un tutti ou un semi-tutti).
Exemple 19 : Structure responsoriale créée par le contraste entre deux densités instrumentales.
Voici un fort contraste entre deux catégories de densité instrumentale (densité orchestre et densité groupe de musique de chambre). Le nombre de voix réelles (densité polyphonique) ne change pas (3-4 voix toujours). Cette succession de densités peut être parfaitement vue comme une structure responsoriale (alternance petit chœur-grand chœur).
Figure 19. L. van Beethoven, 9ème symphonie, 1er mouvement mm. 102-109. © Dover Publications, 1989
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Configuration équilibre-contraste :
ÉQUILIBRE : densité polyphonique (même nombre de voix)
CONTRASTE : densité instrumentale / couleur / intensité / espace / tension / richesse spectrale
Exemple 20 : Contraste entre deux densités instrumentales :
2 pupitres de cordes et un basson soliste
Figure 20. L. van Beethoven, 4ème symphonie, 4ème mouvement mm. 184-192. © Dover Publications, 1989
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L’effet surprise de ce fameux passage de basson vient du changement soudain et inattendu de densité instrumentale au sein d’une mélodie segmentée.
Configuration équilibre-contraste :
ÉQUILIBRE : densité polyphonique / intensité
CONTRASTE : densité instrumentale / couleur / espace / richesse spectrale/ tension
Techniques :
5.37. Texture
Généralement, le contraste de texture est déjà présent dans le texte primaire avant d’être orchestré. Même s’il ne s’agit pas d’une technique très fréquente, cet effet peut aussi être obtenu par l’orchestration. Cela implique souvent l’utilisation d’une technique de jeu particulière afin de représenter le même matériau sous un aspect textural modifié (par exemple, un effet de granulation sur le timbre de base).
Exemple 21 : Contraste par la texturation d'une ligne mélodique
Figure 21. J. Brahms, 2ème symphonie, 1er mouvement, mm. 286-297. © Dover Publications, 1974.
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Le tremolo mesuré confère aux premiers et seconds violons un effet de granulation qui contraste avec l’exposition lisse du même motif à la petite harmonie.
En ce qui concerne l’équilibre simultané, l’indication forte des cuivres et des cordes en tremolo doit être atténuée par le chef si l’on veut que les bois aient la possibilité de percer.
5.3.8 Densité polyphonique
Nous pouvons définir la densité polyphonique comme le nombre de voix réelles actives dans un fragment donné.
États possibles :
Équilibre : Il n’y a pas de changement du nombre de voix entre deux fragments contigus.
Contraste : Le nombre de voix réelles augmente ou diminue entre les deux fragments.
Exemple 22 : Relation inverse entre la densité polyphonique et la densité instrumental
Figure 22. A. Bruckner, 7ème symphonie, Finale, lettre S. © E, Eulenburg
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Une mesure avant le grand silence général, une seule voix (densité polyphonique minimale) est jouée par un très puissant tutti orchestral (densité instrumentale maximale). A partir de la lettre S, la densité polyphonique augmente à 4 voix -et plus- mais la densité instrumentale décroît (seulement les cordes avec l’adjonction de bois solistes plus tard).
Le silence prolongé par le point d’orgue a pour but de réduire l’effet brutal du contraste et de permettre d’évacuer la longue réverbération résiduelle du tutti orchestral. Dans le cas hypothétique où les deux fragments étaient juxtaposés ou séparés par un silence insuffisant, le masquage dynamique rendrait inaudible le début du pp de cordes.
Configuration équilibre-contraste :
ÉQUILIBRE : aucun équilibre sur aucun paramètre.
CONTRASTE : intensité / tension / densité instrumentale / couleur / espace / densité polyphonique / richesse spectrale / registre orchestrale
5.3.9 Registre orchestral
Le registre orchestral fait référence à une zone délimitée à l'intérieur de la tessiture orchestrale globale. Il est pratique de nommer ces régions par les termes usuels de classification des voix : basse, ténor, alto, soprano, baryton, mezzo-soprano. Pour les registres extrêmes, d'autres termes peuvent être rajoutés (comme, par exemple sopranino, contrebasse, etc.) États possibles :
Équilibre : Les éléments analysés sont placés dans le même registre orchestral dans les deux fragments successifs.
Contraste : Les éléments concernés changent de registre.
Exemple 23 : Contraste extrême de registres orchestraux
Figure 23. G. Ligeti Atmosphères (1961) m. 38. © Universal Edition, 19
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En coupant le ffff lancinant des 4 piccolos, l’irruption du cluster des contrebasses est sans doute un des gestes orchestraux les plus iconiques du compositeur hongrois, opposant avec rudesse les registres les plus extrêmes possibles de l’ambitus orchestral.
Configuration équilibre-contraste :
ÉQUILIBRE : intensité
CONTRASTE : tension / couleur / espace / registre orchestrale
6. Équilibre et contraste « différés »
Il est possible de trouver un nombre plus important de paramètres contrastants dans les réexpositions ultérieures de certains passages (structures temporellement non juxtaposées) comme dans la réexposition du deuxième thème d’une forme sonate.
Exemple 24 : Contraste extrême entre le 2ème groupe thématique de l'exposition et de la réexposition dans une forme sonate (Mendelssohn, ouverture Les Hébrides)
i.Deuxième groupe thématique dans l’exposition (Figure 24a) :
Figure 24a. F. Mendelssohn, Les Hébrides. © Breitkopf und Härtel, 1834
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ii. deuxième groupe thématique dans la réexposition (Figure 24b) :
Figure 24b. F. Mendelssohn, Les Hébrides. © Breitkopf und Härtel, 1834
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Dans la réexposition, le deuxième thème subit un remaniement complet en ce qui concerne l'orchestration.
Il n’y a presque aucun paramètre restant en équilibre si l’on compare ce fragment avec celui de l’exposition.
L’auditeur perçoit cette apparition comme un souvenir brumeux et mélancolique et non pas seulement comme une réapparition mécanique d’un thème transposé sur la tonalité principale selon les préceptes de la forme sonate dans sa version la plus stéréotypée. Cette sensation est amplifiée par une indication de tempo/caractère différente (tranquillo assai). Cela montre l’influence décisive de l’orchestration sur la perception de la dramaturgie.
7. Nouvelles catégories pour les nouveaux langages orchestraux
Densité texturale, saturation, agglomération, entropie…
Les paramètres traités dans ce texte sont tout à fait extrapolables à n’importe quel langage grâce à leur caractère générique et atemporel. Cependant, nous prévoyons qu’ils puissent être étendus et enrichis afin de répondre avec plus de pertinence aux nouvelles façons d’envisager l’écriture pour orchestre symphonique surgies à partir de la deuxième moitié du XXe siècle. Des pionniers comme Varèse, Xenakis ou Ligeti ont créé le terrain propice pour que les générations suivantes développent leurs propres vocabulaires de figures orchestrales.
Nulle part ailleurs qu’à l’orchestre, le compositeur/la compositrice peut disposer d’un nombre aussi élevé d’intervenants sonores qui lui permettent d’émuler des techniques de la musique électroacoustique avec des résultats souvent inouïs. L’invention de ces nouvelles textures devrait aller de pair avec le développement d’un vocabulaire spécifique qui doit permettre de les décrire et de les classifier de manière efficace. Il serait donc tout à fait logique que les termes les plus appropriés pour se référer à ces riches univers sonores soient empruntés au champ lexical de la musique acousmatique.
Dans ce sens, le travail de description et de catalogage des morphologies sonores réalisé par D. Smalley reste, à ce jour, une des références incontournables (Smalley, 1997)
8. La voix humaine
L’importance capitale de la voix humaine dans les musiques orchestrales à travers l’histoire (notamment dans des genres comme l’opéra, l’oratorio ou la cantate) ne peut en aucun cas être négligée. Ne souhaitant pas donner une vision trop simpliste et réductrice des problématiques liées à la relation entre la voix et l’orchestre, ce chapitre a été délibérément mis de côté afin de pouvoir lui donner l’importance qu’il mérite dans une étude monographique ultérieure.
Bibliographie
Belkin, Alan. 2001, 2008. Artistic Orchestration. 2001, 2008.
Koechlin, Charles. 1954-1959. Traité de l'orchestration. Paris : M. Eschig, 1954-1959.
Lévy, Fabien. 2020. Functional orchestration. Montreal : ACTOR project, symposium #2 on Orchestration and Music Analysis, 2020.
McAdams, S., Goodchild, M. et Soden, K. 2022. A Taxonomy of Orchestral Grouping Derived form Principles of Auditory Perception. 2022.
Rimski-Korsakov, N. 1912. Principles of Orchestration (M. Steinberg, Ed., E. Agate, Trans.). New York : Kalmus, 1912.
Sevsay, E. 2006. Hadbuch der Instrumentationspraxis. Kassel : Bärenreiter, 2006.
Smalley, D. 1997. Spectromorphology : Explaining sound-shapes. Organised Sound : Vol. 2. s.l. : Cambridge University Press, 1997. Vol. Organised Sound : Vol. 2.
Soden, K. 2021. Orchestrational combinations and transformations in operatic and symphonic music. Montreal : PhD Thesis at McGill University, 2021.
Cahier 1: Extraits audio
Exemple 1. Beethoven 5
Berliner Philharmoniker (orchestra) | Herbert von Karajan (conductor) | Deutsche Grammophon, 1962. 2535 304
Exemple 2. Schoenberg. Farben
Simon Rattle | City of Birmingham Symphony orchestra | EMI Digital – CDC 7 49857 2 | 1989
Exemple 3. Berlioz. Marche au supplice
Zubin Mehta | New York Philharmonic | 1983 | Decca – 400 046-2
Exemple 4. Beethoven 8 symphonie
Berliner Philharmoniker (orchestra) | Herbert von Karajan (conductor) | Deutsche Grammophon, 1963. 429 037-2
Exemple 5. Mozart. 40
Karl Böhm (conductor) | Berliner Philharmoniker (orchestra) | Deutsche Grammophon, 1962. 18 815
Exemple 6. Strauss. Mort de Siegfried
Bernard Haitink | Royal Concertgebouw Orchestra | Decca – 430 374-2 | 1993
Exemple 7. Mahler 4
Leonard Bernstein (conductor) | Concertgebouworkest Amsterdam (orchestra) | Deutsche Grammophon – 423 607-2
Exemple 8. Bizet. Garde montante
Claudio Abbado (conductor) | London Symphony Orchestra (orchestra) | Deutsche Grammophon – 439 496-2 | 1978
Exemple 9. Mahler 2
Simon Rattle (conductor) | Berliner Philharmoniker (orchestra) | Warner Classics – 5054197394188 | 2022
Exemple 10. Bizet. Danse bohème
Claudio Abbado (conductor) | London Symphony Orchestra (orchestra) | Deutsche Grammophon – 439 496-2 | 1978
Exemple 11. Tchaïkovski 4
Sir Georg Solti (conductor) | Chicago Symphony Orchestra (orchestra) | London Records – 414 192-2
Exemple 12. Tchaïkovski 4
Sir Georg Solti (conductor) | Chicago Symphony Orchestra (orchestra) | London Records – 414 192-2
Exemple 13. Beethoven 7
Herbert von Karajan (conductor) | Berliner Philharmoniker (orchestra) | Deutsche Grammophon, 1963. 429 037-2
Exemple 14. Bartok
János Rolla (conductor) | Liszt Ferenc Chamber Orchestra, Budapest (orchestra) | Hungaroton – HCD 12531-2 | 1984
Exemple 15. Tchaikovsky. Roméo et Juliette
Herbert von Karajan (conductor) | Wiener Philharmoniker (orchestra) | London Records, 1961. CS 6209
Exemple 16. Tchaikovsky 6
Carlo Maria Giulini (conductor) | Los Angeles Philharmonic Orchestra (orchestra) | Deutsche Grammophon – 00028940002922 | 2007
Exemple 17. Victoria
Adriano Giardina (conductor) | Ensemble La Sestina (ensemble) | Disques Office Classique, n° 65620 | 2006
Exemple 18. Beethoven 3 (III)
Paul Kletzki (conductor) | Czech Philharmonic Orchestra (orchestra) | Supraphon SU 4051-2 | Recorded 1967
Exemple 19. Beethoven 9
Herbert von Karajan (conductor) | Berliner Philharmoniker (orchestra) | Deutsche Grammophon, 1963. 429 041-2
Exemple 20. Beethoven 4
Herbert von Karajan (conductor) | Berliner Philharmoniker (orchestra) | Deutsche Grammophon, 1963. 429 038-2
Exemple 21. Brahms 2
Carlo Maria Giulini (conductor) | Philharmonia Orchestra (orchestra) | 1963
Exemple 22. Bruckner 7
Simon Rattle (conductor) | City of Birmingham Symphony Orchestra (orchestra) | Warner Classics – 5054197231100 | 2022
Exemple 23. Ligeti Atmosphères
Jonathan Nott (conductor) | Berliner Philharmoniker (orchestra) | TELDEC classics – 8573-88261-2 | 2002
Exemple 24a et 24b. Mendelssohn : Les Hébrides
Václav Smetáček (conductor) | Prague Symphony Orchestra (orchestra) | Supraphon SUA ST 50514 | 1966