"Goya" de Menotti et le Timbre des Acouphènes

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Lorsqu’il s’est penché sur le problème compositionnel de la surdité de Goya, Gian Carlo Menotti a peut-être eu du mal à trouver la meilleure approche. Cependant, quarante ans avant la première de Goya (1986), il avait déjà exploré la question du mutisme. Le personnage de Toby dans The Medium (1946) ne prononce pas un seul mot pendant toute la durée de l’opéra. Bien que l’opéra ait toujours joué avec des sujets subversifs à peine voilés, des compositeurs du milieu du XXe siècle comme Menotti, Britten, Debussy, Stravinski et Bartók ont ouvertement exposé les thèmes de l’horreur et du surnaturel, du fait d’être queer et de la maladie mentale et physique. Cela a donné lieu à des expérimentations timbrales intéressantes et à des prises de risque au sein d’un genre connu qui a toujours repoussé les limites, mais auparavant uniquement dans le cadre de conventions visuelles, musicales et vocales très strictes.

Le peintre espagnol Francisco Goya est né en 1746 et est mort en 1828 en France. Il a souffert d’une maladie soudaine au début des années 1790 et, bien que la plupart de ses symptômes se soient atténués, son audition a été définitivement endommagée. Au moment de sa mort, il ne pouvait plus rien entendre du tout et on pense qu’il a finalement succombé à une grave maladie mentale. Plusieurs théories existent sur la maladie de Goya, mais la véritable origine de sa surdité restera à jamais un mystère. Lorsque le corps de Goya a finalement été ramené en Espagne en 1898, les scientifiques ont prévu d’examiner sa tête et son cou pour expliquer sa maladie. Malheureusement, ils constatent que la tête de Goya a disparu, probablement volée par des phrénologues en France.

Menotti est singulier parmi les compositeurs d’opéra, car il écrivait ses propres livrets et faisait office de metteur en scène pour ses propres œuvres. Cela lui a permis d’exercer un grand contrôle sur les scènes traitant de la perte d’audition et de la maladie mentale imminente de Goya. Le célèbre ténor Placido Domingo aurait approché Menotti avec l’idée d’un hommage à Goya dans les années 1970. En 1962, l’oto-rhino-laryngologiste (médecin des oreilles, du nez, et de la gorge) britannique Sir Terence Cawthorne a publié un article intitulé « Goya’s Illness », qui suggère que le syndrome de Vogt-Koyanagi-Harada (VKH), éventuellement accompagné d’une méningite, serait la cause la plus probable de la surdité de Goya. Si Menotti avait fait ses recherches, il aurait su que les acouphènes, c’est-à-dire la perception de bruits dans les oreilles tels que des bourdonnements, des sifflements ou des sonneries, sont un symptôme du syndrome de VKH. Le problème de la composition des acouphènes était peut-être plus difficile et plus fascinant que celui de la surdité. Comme nous l’avons dit plus haut, il s’agit d’un problème de perception, c’est-à-dire que les acouphènes n’ont pas de son réel.

Voici quelques exemples, créés à partir des descriptions données par des personnes souffrant d’acouphènes, tirés du site Internet de l’American Association of Tinnitus : 

Sifflement de 7500Hz

Sifflement de bouilloire à thé  

Bourdonnement 1 

Bourdonnement 2

Si le livret de Menotti, qui se concentre sur la rumeur d’une liaison de Goya avec la duchesse d’Albe, prend de nombreuses libertés avec cet aspect de l’histoire, le début de la maladie de Goya à la fin de l’acte II est dépeint avec un réalisme saisissant. Vers la fin de sa vie, Goya s’est isolé. Plus jeune, il était connu pour ses portraits, mais il a passé la dernière décennie de sa vie à recouvrir les murs de sa maison près de Madrid d’immenses et terrifiantes peintures murales, comme celle ci-dessus, Saturne dévorant son fils. Certaines de ces peintures murales sont représentées dans le décor de l’acte III de l’opéra de Menotti.  

Dans l’extrait vidéo ci-dessous, Goya commence à souffrir d’une perte d’audition pendant une scène de bal. Les instructions de Menotti dans la partition indiquent explicitement que tous les sons s’arrêtent, qu’un bourdonnement à haute fréquence se fait entendre et que les chanteurs et les danseurs doivent continuer à mimer en silence jusqu’à ce que l’ouïe de Goya revienne. Le sens du drame de Menotti est très puissant, et la scène capture la terreur et l’isolement qu’une personne peut ressentir si elle est soudainement coupée de tout son. 

Tous les instruments sont en tacet, sauf les violons. Menotti crée un cluster d’octaves augmentées, en plaçant si♭3 à mi♭4 aux seconds violons, et si♮4 à mi♮5 aux premiers violons. Cet amas d’acouphènes revient, tel un leitmotiv, chaque fois que Goya cesse d’entendre les voix de ses compagnons. Bien que les notes jouées soient relativement basses dans la gamme possible des violons et s’inscrivent carrément dans la zone de confort de la voix de soprano, le choc des octaves augmentées et des harmoniques qui en résultent semble reproduire comme par magie la sonnerie aiguë et gênante des acouphènes...

 

Dans ce vidéo, tiré d’une première représentation en novembre 1986, Francisco Goya est joué par Placido Domingo, le roi Charles IV d’Espagne est joué par Howard Bender, et Manuel Godoy est joué par Stephen Dupont.

par Juanita Marchand Knight

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